Les arbres ont la vie dure quand les hommes sont en guerre
par Jean-Pascal BillaudLa Photo Doc. galerie nous entraîne pour une grande balade, balisée d’œuvres et d’images, dans les sous bois d’une nature chamboulée de vestiges guerriers.
Trois artistes et photographes documentaires, Thomas Lemut, Anaïs Tondeur et Raphael Dellaporta réunis par un aventureux commissaire d’expo, Damien MacDonald, fouillent, à leur manière, la mémoire de cette récente ère de l’Anthropocène, quand l’homme en guerre laisse ses empreintes sur la planète. Accompagnés d’une escouade d’amis, chercheurs, scientifiques ou historiens ils explorent des territoires qui portent encore les traces des conflits humains. L’invisible avec eux prend forme.
Une autre façon selon Damien, « d’interroger l’histoire autant que notre présence au monde ». Chacun des travaux exposés tisse des liens avec les autres en documentant une aventure, une rencontre ou une quête.
Thomas Lemut, né dans une famille forestière de la Haute Marne est, dès son enfance, voué au bois, qui deviendra le matériau essentiel à son futur travail de designer et d’artiste.
Mis sur la voie, par un documentaire télé sur la libération de Belgrade en 1918, d’un arbre insolite qui n’a rien à faire sous ces latitudes il part prospecter au pied du Mont Avala voisin de la capitale serbe et repère les noix jaunes d’un « pterocarya fraxinifolia » dit noyer du Caucase, disparu en Europe au cours de l’ère glaciaire et survivant seulement aux confins de la Russie… Après investigations partagées avec son copain le réalisateur Thomas Johnson, qui en filmera un des derniers spécimens, il ramasse quelques fruits qu’il exposera sur une stèle, symboles d’une histoire poignante à la mémoire des soldats venus du Caucase : recrutés pour des fronts lointains, leurs mères rituellement garnissaient les poches des futurs guerriers de ces noix en guise de porte bonheur… qui se transformeront en semences dans la terre où ils sont tombés.
« Thomas laisse pousser en lui une œuvre autour de ces arbres » constate alors Damien. Il tracera de drôles de jeux de piste cartographiés autour de batailles obscures au dessus desquelles volent les papillons bleus, moulera des bombes de porcelaine dans lesquelles on voit le ciel, remplira d’archives une « Valise Mexicaine », comme Capa, entre autres échappées belles dans ces domaines pathétiques.
Anaïs Tondeur est une jeune plasticienne hardie, fan des chercheurs et penseurs scientifiques dont elle illustre les travaux par le biais de dessins, installations et photographies. Dans la dernière édition de la Photo Doc. foire elle avait traqué et photographié sur plus de mille kilomètres, d’une île au nord de l’Écosse au port de Folkestone, les particules de carbone mêlées aux nuages, suivant les relevés des mouvements des polluants atmosphériques de la Commission européenne, assistée de mathématiciens et de météorologistes.
Auparavant pour ce Tchernobyl Herbarium, elle s’enfonçait dans la Zone d’exclusion de Tchernobyl, où le bio-généticien Martin Hajduch et son équipe, qui cultivent la flore irradiée autour de la Centrale, la conseille dans la réalisation de 30 « rayogrammes », 30 empreintes directes sur des plaques photosensibles d’espèces végétales radioactives dont les mutations sont des éclats de vie dans la forêt interdite. Elle les montre lors de l’exposition Dessiner l’Invisible à l’automne 2015 où elle croise la route du philosophe Michael Marder auteur de Plant Thinking : a philosophy of vegetal life. Lui même contaminé à l’époque dans une ville balnéaire au bord de la Mer Noire par l’explosion du réacteur en 1986. Ensemble ils concevront un livre avec les images d’Anaïs, « traces visibles d’une calamité invisible » sur cet herbier, nucléaire plus que médicinal, sous titré Fragments d’une conscience en éclats, en se posant la question :« Les plantes qui ont grandi à Tchernobyl peuvent-elles nous apprendre quelque chose ? »
Anaïs nous montre leur visage à défaut d’une réponse.
C’est dans une forêts des Ardennes belges que commence un autre voyage, cette fois supersonique, avec Raphaël Dallaporta qui nous livre un nouveau récit guerrier, illustré par 2 images d’une évidente simplicité.
Avec la complicité de Gérard Azoulay créateur de l’Observatoire de L’Espace, laboratoire Arts-Sciences, pionnier des unions créateurs-chercheurs, au sein du Centre National d’Études Spatiales, il retrouve la trace du premier lancement d’un V2, sur Paris le 8 septembre 1944 depuis une butte de la forêt du Bois du Beleu, dans les Ardennes belge. Quelques minutes plus tard la fusée loupe Paris et frappe un coin de rue banlieusarde de Maisons Alfort ; ses 6 victimes seront soigneusement répertoriées dans le musée municipal de la ville où Raphael déniche quelques débris de l’explosion et le lieu exact de l’impact au coin de la rue des Sapins et de celles des Ormes. Aucune plaque n’en commémore le souvenir.
Le 8 septembre 2019 à 11h pile Raphaël pose sa plaque au pied d’un sapin du Bois Belleu… sans moyen de transport supersonique, quelques heures plus tard il plante la même au pied d’un mur de Maisons Alfort.
En un quart de siècle cette fusée meurtrière et maladroite deviendra le véhicule de la conquête de l’espace américaine, son inventeur allemand Werner Von Braun toujours à ses cotés.
Cette histoire absurde, qui commence entre un bois et une banlieue, finira sur la Lune.
Ce dispositif osé, de voisinages artistiques et de décalages allégoriques, invite aussi à la déambulation dans une plantation de chênes conçue en 2018 par Thomas Lemut sur les terres familiales de Bienville, pour commémorer le centenaire de la première guerre mondiale.
Ses recherches nous emmènent encore plus loin dans un saisissant livre « Arbres de Guerre », (Villeneuve / Archimbaut) écrit avec Damien MacDonald, François Sureau et Eric Deroo (essai formidable sur « La grande guerre du bois »), où quatre artistes se questionnent, de manières très disparates, sur la place de la nature dans la guerre.
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