Le zoom de juin 2024 avec Anaïs Tondeur

Prix du jury 2024 des Rencontres Photographiques de Boulogne-Billancourt

L’Entretien,

À même la peau du monde par Christine Delory-Momberger et Valentin Bardawil

Christine Delory-Momberger & Valentin Bardawil : Anaïs, ton rapport à l’image nous intéresse, il nous semble particulier et il rejoint pour nous les questions de l’Anthropocène par l’attention portée aux « milieux de vie » dans leur rapport au vivant. Nous aimerions bien que tu nous en parles.

Anaïs Tondeur : Je travaille rarement l’image de manière scopique, je me tourne plutôt vers une photographie de contact qui privilégie la matérialité de l’image. J’aime voir, en effet, comment le processus d’émergence d’une image, que l’on pourrait qualifier d’élémentaire, peut engendrer une rencontre sensible avec les « milieux de vie ».
Je travaille généralement à deux niveaux. Le premier revient à composer une image qui puisse devenir un support d’expérience pour nous, humains et qui ouvrirait à un autre rapport à des actants autres qu’humains. Il me parait crucial de réinsérer nos existences humaines dans les grands cycles du vivant et de la Terre, de se sentir une entité vivante parmi les vivants, réintégrant ainsi cet entremêlement de vies. La seconde dimension de ma pratique tient à la façon de fabriquer l’image. Ce qui m’intéresse de plus en plus est de développer des protocoles qui vont fédérer un espace de création à l’intérieur duquel une image puisse émerger. L’idée est d’intervenir le moins possible, mais plutôt de mettre en contact des éléments afin que des entités autres qu’humaines puissent laisser une trace, comme une forme de graphie ou une voix. C’est le cas avec deux projets que je développe actuellement. Le premier s’intitule Le témoignage des sols dans lequel je photo-sensibilise un papier de murier avec des particules de nitrate d’argent pour mettre ensuite ce papier en contact avec des molécules de sol, issues de l’ancien site des usines Kodak à Vincennes. On assiste alors à un processus dans lequel les molécules de sol migrent à l’intérieur des fibres. Une fois passée cette première étape, je déroule le rouleau de papier qui mesure une dizaine de mètres de long et je l’expose durant dix jours à la lumière du soleil. Une écriture du sol apparaît à la surface, révélant une graphie autre qu’humaine, dans une temporalité radicalement différente de celle dont on a l’habitude en photographie.
Dans ce projet, j’utilise une chimie et des procédés associés à la photographie pour composer un espace d’écriture autre qu’humaine. C’est ce que j’ai déjà amorcé avec Tchernobyl Herbarium, une série de rayogrammes qui prennent forme dans la rencontre entre une feuille photosensible et la radioactivité contenue dans le corps de plantes qui poussent dans les sols irradiés de la Zone d’exclusion.

CDM : C’est ce que tu appelles le support d’expérience ?

AT : Le support d’expérience vient dans un second temps dans la rencontre entre le regardeur et l’image.

CDM : Ce n’est donc pas l’image elle-même qui est le support d’expérience, mais ce qui se passe dans l’interaction entre l’image et le regardeur?

AT : Oui, c’est ce que l’image peut engendrer qui m’intéresse, la façon dont elle peut devenir un appui pour éveiller notre attention, aiguiser notre regard afin de nous faire passer du regard à un égard pour des entités vivantes au milieu desquelles nous vivons.

CDM : Tu rejoins Baptiste Morizot et sa notion d’égards, d’attention que l’on se doit de porter au vivant sous toutes ses formes?

AT : Oui, dans une certaine mesure.

VB : Cette intention est déjà dans ton projet Noir de Carbone dans lequel tu utilisais les particules de noir de carbone que tu avais récoltées sur ton chemin pour imprimer tes « portraits de ciel »?

AT : Absolument, chaque portrait de ciel est imprimé à partir des particules fines de noir de carbone filtrées dans l’air le jour où je réalise l’image. C’est une exploration de la matérialité même du tirage qui devient un appui pour penser l’entremêlement de nos vies à ce milieu atmosphérique qui n’est pas perçu comme un décor de nos vies terrestres, mais un milieu dont nos vies dépendent.

CDM : Nous sommes de ce milieu…

AT : Exactement. Et, donc l’idée est de traduire cela par l’expérience sensible que peut sous-tendre l’image et son processus de création.

VB : D’où vient chez toi ce rapport au milieu et au vivant?

AT : J’ai suivi toute ma scolarité dans une école Waldorf. Dans cette pédagogie, l’élève est amené à découvrir le monde par les expériences qu’il fait à travers son environnement. Toute la scolarité est pensée en respect du rythme naturel de l’enfant, dans une forme d’harmonie avec la nature et ses cycles. J’ai pu toucher pendant mes premières années à une forme d’unité avec le vivant.

CDM : Tu étais dans ce type d’école jusqu’à quel âge?

AT : Jusqu’à l’adolescence, ensuite, j'ai eu envie de découvrir ce qu’il y avait à l’extérieur de cette belle bulle… J’ai eu aussi la chance de voyager avec mon père qui est géologue, de l’accompagner sur ses terrains, sur des volcans, notamment en Indonésie, c'est là aussi que mon regard pour des entités autres qu’humaines a commencé à s’aiguiser.

CDM : La musique a aussi beaucoup d’importance dans les écoles Waldorf?

AT : Oui la musique, la danse et aussi le dessin, le travail du bois, de la pierre, du métal… Il n’y a pas de différence entre la main et l’esprit. La transmission des savoirs est proposée bien au-delà des simples connaissances académiques. Il s’agit d’apprendre en prenant confiance, en s’appuyant sur une reconnaissance de ses propres émotions, de ses propres forces et faiblesses, et de la façon dont elles influencent nos relations et nos comportements.
Ce choix de pédagogie était aussi présent au sein du cercle familial, particulièrement porté par ma mère qui en plus est céramiste, donc en terme biographique, il y a un mariage entre deux sensibilités très fortes en lien avec la terre, en tant que matière et entité : la géologie et la céramique.

CDM : C’est un travail d’enquête que tu poursuis tout au long de tes séries photographiques, avec un ancrage fort dans l’intime, de ces milieux de vie en prise à une détérioration et dans laquelle se pose également la question de notre propre destruction.

AT : En effet, dès la sortie du Royal College of Art, je me suis tournée vers des questions soulevées par la multiplicité des crises que nous vivons. Au début, c'était porté par une intuition, j’avais besoin de répondre à cette urgence en essayant de transformer une forme de détresse et de désespoir pour ne pas me retrouver paralysée face à l’ampleur de ces effondrements tant écologiques, climatiques que sociétales.

CDM : Je me pose une question en t’écoutant et je voudrais revenir sur ton projet Tchernobyl Herbarium. J’ai compris qu’on t’envoyait les plantes contaminées pour que tu puisses en faire des rayogrammes mais pourquoi n’es-tu pas allée directement les photographier in situ dans leur vivacité?

AT : La série du Tchernobyl Herbarium prend forme dans une collaboration avec des biogénéticiens qui analysent l’impact de la radioactivité sur la flore des trente kilomètres qui entourent la centrale qui explosa en 1986. Chaque année, nous réalisons une nouvelle empreinte de ces plantes irradiées. Cette rencontre entre la plante et la surface photosensible se fait ainsi dans un protocole établi et des mesures de sécurité, en effet, à distance des lieux contaminés mais grâce et par la plante.
Avec le nouveau projet que je développe actuellement, je vais cette fois-ci à la rencontre de la plante directement dans son milieu, également marqué par l’activité anthropique qui est la Terre des feux. Située à proximité de Naples, entre le Vésuve et la mer, ces sols sont nommés ainsi en raison des incendies de montagnes de déchets venus de tout le nord du pays et de l’Europe. Je me concentre sur le pourtour du Vésuve où se trouvent de nombreuses carrières. Ces carrières sont devenues des décharges illégales qui comme à Terzigno sont emplis de plus de trois cents mètres de profondeur de déchets, sur les flancs du volcan. On raconte que parfois les chargements étaient enterrés avec les camions mêmes qui les convoyaient. Une grande partie de ces déchets illégaux s’accumule dans une zone d’entre-deux. À la lisière de la ville, entre l’urbain et le rural, une marge devenue un réceptacle de l’ingérence, souligne l’agronome Antonio du Genario que nous avons rencontré. Certains désignent cette zone comme une « barrière de l’horreur ». Le problème est à l’échelle du désordre territorial, mais il reste « circonscrit », nous a-t-on répété. Dans la décharge, comme un laboratoire photographique à ciel ouvert, je me rends auprès de plantes qui poussent dans ces rebus de nos sociétés. Et, sans extraire la plante du sol, je collecte une empreinte de son corps. Je réalise cela via un procédé basé sur une molécule présente dans toutes matières organiques, le phénol. La production du phénol par la plante peut varier lorsque le végétal se trouve dans un état de « stress ». Donc, la présence de métaux lourds dans les sols peut générer une telle réaction chez la plante que la feuille photosensible va révéler. Je co-crée ainsi ces « phytographies » non pas sur du papier mais sur des tissus que je récupère dans la décharge, ce sont eux que je photosensibilise pour qu’ils deviennent une sorte de linceul pour la plante. Avec cette technique, je reprends les procédés de la photographie analogique mais je n’ai plus besoin de révéler l’image, c’est la plante elle-même qui révèle son empreinte sur la feuille photosensible que je fixe ensuite.

VB : Ce travail est développé en collaboration avec des chercheurs?

AT : Oui, je l’ai développé avec des chercheurs botanistes, agronomes et aussi avec des activistes qui luttent sur le terrain, contre ce biocide, accompagnée et guidée par la photographe et galeriste Cristina Ferraiuolo. Ce projet est également soutenu par l’Institut français, (programme MIRA pour la mobilité artistique) et par le Prix Photographie et Sciences, de la Résidence 1+2.

CDM : Comment active-t-on le phénol de la plante ?

AT : Je me promène avec mon laboratoire photographique portable qui est une sorte de tente mesurant un mètre carré sur deux mètres de hauteur. J’enveloppe la plante dans un bain composé d’un mélange d’eau, de vitamine C et de carbonate de soude et ce mélange vient activer le phénol de la plante. Ensuite, je recouvre l’ensemble par ma chambre noire mobile dans laquelle je mets en contact la feuille photosensible et la plante. Puis, à la lumière, c’est de la rencontre entre les particules d’argent et le phénol que l’image prend forme. Ce dispositif me permet ainsi de ne pas extraire la plante de son milieu tout en collectant comme une écriture de son corps sur le papier, de sa présence.

VB : J’ai l’impression que cette rencontre que tu cherches à faire exister entre le milieu de vie et la photographie génère d’autres « rencontres » de manière plus globale. Je pense évidemment au philosophe Michael Marder dont tu vas croises le chemin grâce à tes images de Tchernobyl Herbarium et avec qui tu vas développer un lien artistique et créatif…

AT : Absolument, ce qui était assez beau avec Tchernobyl Herbarium, c’est que ces rayogrammes issus de « rencontres » avec ces plantes qui poussent dans des sols irradiés ont généré un certain nombre d’autres rencontres avec des commissaires d’exposition ou même Photo Doc puisque nous nous sommes rencontrés à ce moment-là et que vous avez exposé la série à votre galerie, rue Charlot. En parallèle de ces belles rencontres qui accompagnent ce projet, il y a eu effectivement cette grande rencontre avec le philosophe de la pensée végétale Michael Marder qui avait entendu parler des rayogrammes par une critique d’art qui a vu les neuf premiers rayogrammes exposés dans le cadre de l’exposition Dessiner l’invisible de Damien McDonald en 2015.
Michael lisait à ce moment-là La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypsede Svetlana Alexievich qui est un recueil de paroles de liquidateurs et de personnes qui ont vécu le drame de Tchernobyl et cette lecture a réveillé les marques d’un certain trauma chez lui. En effet, en avril 1986, il avait quitté Moscou à cause de troubles respiratoires, des médecins l’ayant envoyé dans un sanatorium pour traiter son asthme et ses fortes allergies. Le 26 avril, le jour de l’explosion de Tchernobyl, il traversait l’Ukraine à quelques kilomètres du désastre. En 2015, nourri par l’ouvrage de Svetlana Alexievich, il se demandait comment il pouvait revenir sur cet évènement et c’est à ce moment-là qu’il découvre les rayogrammes. Il y a un très beau passage dans le livre Tchernobyl Herbarium, Fragment d'une conscience en éclat que nous avons écrit par la suite ensemble où il parle des rayogrammes comme de miroirs de ce qu’il revivait. Et, c'est ainsi qu’est née une collaboration absolument magnifique qui se déploie depuis bientôt dix ans. Chaque année, nous réalisons ensemble un nouveau fragment de Tchernobyl Herbarium composé d’un texte et d’un rayogramme. En continuant ce projet sur le temps long, j’ai l’impression que nous cheminons tous les deux avec ces plantes irradiées et que nous avons développé un espace qui nous permet d’apprendre de ces plantes, de la façon dont elles évoluent, dont elles s’adaptent, et d’une certaine manière forment de nouveaux corps et de nouvelles alliances dans cet environnement irradié.
Le projet sur la Terre des feux, je le mène aussi avec Michael Marder mais cette fois-ci, nous nous appuyons sur l’empreinte phytographique des plantes pour entrer dans une forme de correspondance inter-espèce, de feuilles à feuilles. Nous renouons avec le geste de la poétesse et herboriste Emily Dickinson, qui glissait dans chacune de ses lettres une plante séchée. Nous avons entamé cette mise en correspondance avec neuf communautés de plantes qui poussent dans neuf zones de sols extrêmement pollués de Campanie.
Dans un premier temps, je réalise avec la plante une empreinte phytographique que j’envoie ensuite par voie postale à Michael Marder qui écrit une lettre adressée à la plante. Ensuite, je retourne auprès de celle-ci pour lui lire la lettre écrite par le philosophe. Durant la lecture, je réalise une autre empreinte phytographique de la plante. Par ces mots, par ce processus d’émergence de l’image, nous cherchons une manière de nous « harmoniser avec », de nous « mettre en relation avec » ces valérianes rouges, scofulaires voyageuses, pissenlits, mauves, menthes ou eucalyptus pour tenter de nous accorder à leur temporalité végétale, de nous relier à leurs existences singulières tout en apprenant de leurs existences à la marge. Dans un dernier temps, nous irons ensemble rencontrer ces plantes dans leurs milieux.

CDM : Tu penses que la plante peut réagir à la lecture?

AT : Il y a de fortes de chances…

CDM : Donc après votre collaboration sur Herbarium Tchernobyl, tu continues à travailler avec ce philosophe du vivant végétal sur ce nouveau projet?

AT : Oui, dans l’idée d’ouvrir un nouveau chapitre d’explorations et de collaborations avec des êtres végétaux qui poussent dans des sols extrêmes de l’Anthropocène.
Le principe n’est pas de chercher auprès de ces vies végétales des sortes d’« étincelles d’espoir » ni des « phœnix » qui auraient des capacités infinies de régénérescence des cendres de la destruction, mais au contraire, de s’approcher d’elles dans une démarche de soin en essayant d’apprendre de ces êtres qui vivent dans d’autres sols dévastés, ici dans les cendres de la plus grande décharge à ciel ouvert d’Europe.

CDM : Comment as-tu développé ton rapport à toutes ces plantes?

AT : Je travaille sur un temps long et comme la plupart de mes projets sont aussi une rencontre avec un lieu, j’ai besoin d’arpenter pour développer une connaissance spécifique et sensible de ces lieux. J’y étais au début de l’hiver, je viens également d’y passer plusieurs semaines, avec ma galeriste napolitaine, Cristina Ferraiuolo, afin de rencontrer ces sols et ces plantes compagnes. En plus, nous avons la chance d’être accompagnées par le spécialiste de la flore de la région, un grand botaniste de quatre-vingt-dix ans.
Nous rencontrons aussi les activistes qui luttent contre ce biocide depuis la fin des années 90. Ce sont des habitants de la région qui pour certains, à certaines périodes, se réveillaient la nuit pour vomir à cause de la nocivité de l’air. Je pense notamment à une avocate qui vit dans un endroit saisissant au pied du Vésuve. Les couchers de soleil sur le volcan sont extraordinaires de son balcon et en même temps au bout de son jardin se trouve l’une de ces carrières remblayées par des centaines de mètres de déchets. Cette décharge illégale devenue légale est fermée depuis six ans, or on sait très bien que par l’infiltration des sols et des gaz qui s’en échappent, le milieu est totalement intoxiqué, au point la région a mis en place un système d’extraction des gaz.
Ce projet nous conduit à des rencontres avec des vies brisées. Par exemple, cette avocate qui a lutté pendant dix ans contre cet écocide a perdu son poste à cause des multiples pressions… Nous avons rencontré la semaine dernière un groupe de femmes médecins, architectes, commerçantes qui ont créé un collectif pour tenter de réduire l’expansion des décharges illégales et des nouveaux incinérateurs à Acerra. La porte-parole de ce collectif nous a accueillis chez elle pour un entretien, elle avait fait venir d’autres activistes. Ils étaient au final une dizaine pour nous partager leur vécu, leur lutte, notamment un fils de bergers dont les pâturages étaient si chargés en métaux lourds que les agneaux naissaient déformés. Des images de films d’horreur. Cet activiste devenu criminologue nous a partagé les pleurs de son grand-père qui n’a pu enterrer ses troupeaux, considérées comme des déchets toxiques.

VB : Quelle place prennent ses rencontres dans ton travail photographique?

AT : L’intention est de rencontrer ces plantes dans leur milieu à différents niveaux et donc de pouvoir relier la vie de ces plantes à ces vies humaines bouleversées qui luttent contre ce drame. Certaines choses sont en train de se dessiner avec la rencontre de ces activistes qui luttent dans une grande solitude depuis plus de dix ans et qui en sont arrivés à une forme de profonde lassitude et de désarroi parce que les changements arrivent parfois, or ils sont relativement rares. Ce que nous observons auprès de ces plantes situées sur différentes zones, c’est que chaque lutte humaine semble être menée de manière très locale alors que toutes ces personnes résistent et luttent contre le même drame. Une proposition se dessine pour la suite, comme un geste de soin du végétal, mais aussi vers l’humain pour recréer du lien entre les différentes formes de vies et de luttes dans cette zone.

VB : Tu voies un prolongement de ton travail dans ce sens?

AT : Oui, alors que ce n’était pas du tout envisagé au départ. Le premier activiste que nous avons rencontré est aussi guide alpin. Il connait aussi extrêmement bien le Vésuve, il passe son temps libre à faire de la surveillance pour essayer d’empêcher de nouveaux dépôts de déchets illégaux. Il a également une pratique de poète. Il me racontait que le jour de la Saint-Jean, ils retrouvent d’autres écrivains sur les pans du Vésuve pour clamer leurs mots. Cette image me porte depuis. Je visualise ici une possibilité de donner la voix à ces militants et de peut-être les inviter à un pas de côté pour regarder comment les plantes continuent de faire monde dans ces milieux dévastés, et comment, dans une certaine mesure, elles soignent les sols et les autres êtres qui les habitent.

CDM : Tu penses qu’elles sont régénératrices?

AT : Oui, en plus ce sont des plantes rudérales qui ont cette capacité de phytorémédiation[1], de naturellement stocker et transformer les polluants présents dans les sols.
On retrouve certaines de ces plantes dans des ruines archéologiques comme à Pompéi ou Oplontis mais également dans les ruines du capitalisme… Évidemment, l’idée ici n’est pas de se lancer dans une entreprise de phytorémédiation qui est déjà menée par la région pour réduire la dispersion des polluants dans les nappes phréatiques en plantant des forêts de peupliers par exemple. Cela ne m’intéresse pas de penser ces plantes comme des bio-outils de dépollution, ce qui m’intéresse, c'est davantage d’essayer de comprendre et de se laisser porter par la capacité de transformation du végétal. Michael Marder parle des plantes comme des êtres de l’extériorité qui sont constamment dans un échange avec les milieux pour prendre ce dont elles ont besoin pour vivre tout en redonnant à ce milieu. De leur exposition aux milieux aussi bien atmosphériques que pédologiques, ces plantes tirent une connaissance, se transforment, apprennent du monde tout en lui rendant un grand nombre de choses.

CDM : Les plantes seraient notre avenir?!

AT : Je souhaite qu’en comprenant davantage d’autres manières d’êtres au monde, cela nous permette de changer de modes de relations à la Terre : quitter une forme d’extractivisme et de destruction constante de la matière pour nourrir une forme de réception et de retour à la Terre, en captant ce qui se trame entre les êtres et les éléments, à même la peau du monde.

CDM : En t’écoutant, je fais le parallèle avec ce que développe Ailton Krenak[2], figure historique des luttes indigènes au Brésil qui dit que pour résister à la colonisation et à la destruction, les peuples indigènes ont eu recours à des stratégies faisant appel à la créativité et à la poésie. L’être humain est considéré comme « sujet collectif » qui tisse des relations sociales avec tout ce qui l’entoure, que ce soit de l’ordre du végétal, de l’animal ou du minéral, du monde visible et invisible. Cette vision de la vie se transmet dans des mythes et des récits et Krenak nous incite, nous aussi, à toujours pouvoir raconter une histoire de plus, une autre histoire, si nous y parvenons, nous retarderons la fin du monde. Les séries photographiques que tu mets en place sont des histoires de sujets collectifs et de rencontres inédites du vivant et du non vivant.



[1] Transformation et dégradation de certains types de polluants en éléments volatils moins toxiques, qui sont ensuite libérés dans l'atmosphère par transpiration de la plante.

[2] Ailton Krenak. Idées pour retarder la fin du monde. Postface de Eduardo Viveiras de Castro, éditions Dehors, 2020.


«C’est ce que l’image peut engendrer qui m’intéresse, la façon dont elle peut devenir un appui pour éveiller notre attention, aiguiser notre regard afin de nous faire passer du regard à un égard pour des entités vivantes au milieu desquelles nous vivons.»


Dans l’œil de Frédéric Martin,

Immensité



Un ciel incertain. Un village replié. Le monde là sous nos yeux et surtout cette sensation de n’être rien. Ou si peu. Alors que nous vivons de manière démesurée, où l’être humain prend une place immense, la photographie nous rappelle parfois que notre hubris est bien vaine.
En lisant les nuages, la configuration particulière de ceux-ci, ce tumulte noir, cette déchirure presque apocalyptique nous pouvons peut-être reconsidérer qui nous sommes. Non pas en tant que personne mais dans la place que nous avons au sein de la structure terrestre, de l’ordre du monde. Hélas, il apparaît que l’humanité ne tient pas compte de ce paramètre. Alors, quel rôle pour la photographie à venir?
La photographie a très certainement une place à prendre (quelle prend d’ailleurs) dans la compréhension, l’édification d’un futur différent. Là où nous fonçons tête baissée, empilant les biens de consommation, détruisant les espaces naturels, érodant les sols, polluant eau, mer et ciel, une image comme celle-ci nous ramène à la vanité de ce sentiment de toute puissance qui habite une partie de l’espèce humaine. Nous ne sommes rien. Il faut se souvenir encore et toujours de cette proposition. Les photographes doivent documenter non seulement les errements, les dégâts, mais leur rôle fondamental sera, est, de proposer autre chose. D’abord en relevant cette vanité. Puis, en proposant des pistes, qui ne seront pas des solutions absolues, mais des axes de recherche. La puissance que nous avons là sous les yeux, cette sensation que nous ne sommes qu’un fétu de paille qui se serait vu plus grand qu’il n’est, devrait peu à peu nous pousser à faire ce pas de côté salutaire pour le vivant, mais aussi pour la survie de l’espèce humaine. Pas de côté qui consistera à tenir compte de ce qui nous entoure et de notre simple appartenance comme rouage de ce système.
La Terre se passera de nous, elle continuera à tourner, à produire des cataclysmes grandioses, à faire se heurter les vents et les rochers alors que nous ne serons même plus un souvenir.
De l’humilité, voilà à quoi invite cette photographie.

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