Le Zoom de janvier 2024 avec Charlotte Flossaut
L’Entretien,
Êtres documentaires par Valentin BardawilValentin Bardawil : On a fini les Zoom de l’année 2023 avec un entretien important avec Christine Delory-Momberger autour des liens existant entre la photographie et la mort et je suis heureux qu’on commence cette année 2024 avec toi. Cela faisait un moment que j’avais envie que tu partages ta relation intime à la photographie pour éclairer la création de Photo Doc. Mais avant d’entrer dans ton histoire, je voudrais que tu nous parles d’un message mail du célèbre photographe Albert Watson que tu as reçu récemment. Il me semble symbolique de la relation profonde et ancienne que tu entretiens avec la photographie. Peux-tu nous en révéler son contenu?
Charlotte Flossaut : Albert m’a écrit il y a environ un mois et demi. Il fait partie des photographes importants avec lesquels j’ai travaillés dans mes premières années de mannequinat —j’ai commencé à 16 ans— et même si on s’est très peu croisés depuis cette époque, on ne s’est jamais vraiment perdus de vue. La dernière fois que je l’ai rencontré, c’était il y a une petite vingtaine d’années à l’occasion d’une exposition que la galerie parisienne Acte 2 avait organisée sur son travail et même si j’ai senti que tout était encore intact entre nous, nous en étions restés là. Ces dernières années, Albert a régulièrement posté des photos de moi sur Instagram mais dans les derniers mois il en a tellement postées que c’étaient les amis qui me les faisaient suivre. Cela m’a fait bien sûr extrêmement plaisir parce que même si j’avais l’impression de faire partie d’une époque révolue chez lui, ce que nous avions contribué à produire ensemble, n’avait cessé d’exister en moi. Quand il a commencé à poster ces photos, je sentais qu’elles comptaient pour lui, qu’elles occupaient son esprit et au mois d’octobre, il m’a envoyé ce message pour me dire qu’il était retourné dans ses archives, qu’il avait fait un gros travail de classement et qu’à cette occasion il s’était rendu compte que j’étais le modèle avec lequel il avait fait le plus de photos importantes et qu’il pensait à un projet avec toute cette matière.
VB : Ce message d’Albert Watson me semble important parce que j’ai toujours ressenti chez toi une dualité dans ta vision de la photographie avec d’un côté, tes premières années dans la mode que tu tenais à distance et sur lesquelles tu pensais ne pas avoir prise et cet engagement documentaire que tu défends avec ardeur et conviction depuis 2015 et la création de Photo Doc. Pourtant ce clivage ne m’a jamais paru juste et cette photographie « qui prend part à la transformation du monde » qu’on défend n’est pas liée à un style ou à une forme mais plutôt à une histoire intime, un rapport au monde, une éthique que j’ai toujours vu chez toi. « On ne fait pas du documentaire, on est documentaire » comme on dit. Le documentaire tel que nous l’envisageons est une relation au réel et aux autres, c’est pour cela que je ne suis pas étonné qu’Albert Watson te révèle cette place et cette action sur le monde de la photographie que tu avais déjà très jeune. C’est pour mieux comprendre cet « esprit documentaire » que je veux revenir avec toi sur ton histoire et tes liens familiaux avec la photographie. Quels sont tes premiers rapports avec la photographie?
CF : La photographie est arrivée dans mon histoire par ma grand-mère maternelle qui a décidé après la mort de mon grand-père, dont elle voulait divorcer, de découper son visage de toutes les photos sur lesquelles il figurait. Elle l’a effacé de la mémoire familiale, de la mémoire de ses deux filles et de ses petits-enfants. On s’est construits avec cette absence de figuration et de personnification et aucun de nous à part elle, ne savait à quoi il ressemblait puisqu’il n’est resté que des photos à trous. Mais la photographie a continué à être un repère important dans la famille —je ne sais pas si le mot repère est juste— puisque ma mère est devenue journaliste et décoratrice et que pour son métier elle a travaillé régulièrement avec des photographes. Photographe, elle l’est même devenue un temps. Pour ses sujets en tant que rédactrice, elle avait besoin de modèles, alors mon frère, mes cousins, mon père et moi nous nous retrouvions à poser dans des magazines art de vivre de l’époque, comme Cent Idées. Et c’est ainsi qu’à quinze ans je me retrouve devant l’objectif de François Halard pour un sujet réalisé sur ma mère et notre maison dans le Berry dont elle avait fait la décoration et deux photographies de moi paraissent, une avec elle et une autre avec mon frère. Ces photos ont été repérées en France par un agent de mannequin, Fabienne Martin qui avait créé l’Agence FAM et qui deviendra d’ailleurs par la suite mon agent.
VB : C’est une belle ironie de la vie que tu te retrouves comme mannequin à l’Agence FAM alors que depuis ta grand-mère ton histoire avec la photographie se transmet par les femmes.
CF : Oui, Fabienne avait appelé son agence FAM en faisant un acronyme de son nom Fabienne Martin mais elle jouait évidemment sur cette sonorité avec le mot « femme ». Pour en revenir à ma carrière, ma mère sentant l’intérêt que je suscitais et ne voulant pas tout de suite me laisser entre des mains « étrangères » décide de m’emmener à New-York pour les vacances de Pâques afin de me présenter directement et personnellement à Alexander Liberman qui était le directeur éditorial du groupe Condé Nast pour lequel elle travaillait. J’avais seize ans, Alex Liberman avait à ce moment-là une soixantaine d’années, il était un personnage historiquement très important dans la presse de mode et de luxe, il avait été notamment pendant vingt ans le directeur artistique de Vogue US, une figure de la photo, je lui ai plu. On s’est rencontrés à un moment où il cherchait une jeune femme pour une séance photo en préparation dont le sujet était la transformation par le maquillage et la coiffure et c’est ainsi que je me retrouve sur dix pages du Vogue US alors que je n’avais aucune expérience. Même si j’étais une sorte d’enfant de la balle, je n’avais pas beaucoup été photographiée et c’est avec cette série que débute ma carrière de mannequin internationale.
VB : On est en quelle année?
CF : En 1986, c’était une époque où les mannequins avaient des styles très personnels qui les conduisaient à travailler avec certains photographes en particulier qui les choisissaient pour leur personnalité. Pour ma part, j’ai eu la chance de travailler avec Sarah Moon, David Seidner, Koto Bolofo, Deborah Turbeville, Javier Vallhonrat, Duane Michaels et Albert Watson bien évidemment mais aussi, Sacha, Tien, Guy Bourdin, Nick Night, Nadir, Chico Bialas… et j’en oublie… mais ce sont ceux-là surtout avec qui j’ai travaillés le plus régulièrement.
VB : Pendant combien de temps va durer ta carrière de mannequin?
CF : Trois ans et demi ou quatre ans… Avec l’arrivée de mon premier garçon, je vais mettre un coup de frein et si je n’arrête pas complètement, je vais ralentir énormément. Après mon accouchement ce métier n’avait plus de sens pour moi, je n’y arrivais plus. Je donnais tout mon temps à mon fils et il n’y avait rien de plus fort que la relation que j’avais avec lui. Cela n’était pas très conscient, j’étais dans l’incapacité de reprendre une relation avec les photographes de la même manière et si j’ai continué à poser, il y a clairement eu un avant et un après.
VB : C’est comme si par cet acte magique inscrit dans la photographie, ta grand-mère qui était sage-femme rappelons-le, plaçait les femmes de la famille qui venaient après elle dans la lumière, la visibilité, et la descendance masculine dans l’ombre, l’invisibilité et la disparition… L’arrivée de ton fils t’engage donc dans un nouveau cycle de l’ombre…
CF : Disons que s’engage une interruption, parce que si je ne disparais pas complètement de la pellicule et que je continue à répondre à des commandes de temps en temps parce qu’il faut gagner de l’argent, cela n’a plus rien à voir et devient épisodique. D’ailleurs je perds à ce moment-là tout contact avec les photographes avec qui j’avais travaillés. Mais je me souviens qu’Albert Watson m’avait dit un jour que je n’étais pas un mannequin, que c’était différent avec moi. J’ai mis du temps à comprendre ce qu’il voulait dire.
VB : Comment la photographie va revenir dans ta vie?
CF : Elle revient tardivement. Avec l’arrivée de mon deuxième fils, je suis toujours dans un entre deux obligatoire, une sorte d’habitude de la photographie mais dans une relation non travaillée. À un moment j’en souffre mais je ne sais pas comment faire. Je suis surtout maman et je n’arrive pas à faire les deux. La photographie va revenir lorsque je décide de passer derrière l’appareil et que je reprends contact avec des photographes pour faire du stylisme photo. À partir de là s’ouvre pour moi une relation différente avec l’image. Je retrouve un créateur de mode pour qui j’avais travaillé comme mannequin, Jean-Luc Amsler et avec qui j’avais gardé de bonnes relations, il me propose un rôle de consultante artistique afin d’organiser ses séances photos et de collaborer au développement de sa marque. Je vais travailler un temps avec lui, ensuite Carlo Ponti fait appel à moi au moment de la création de sa maison de couture éponyme, en conseil artistique mais également comme une sorte de muse. Je lui présentais des photographes comme Françoise Huguier qui avait photographié ses collections et son atelier ou Franck Christen que j’avais rencontré dans le monde de la haute couture par l’intermédiaire de la créatrice de mode Adeline André et que j’avais retrouvé quelques mois plus tard avec Rabih Kayrouz, un autre créateur libanais pour qui j’ai travaillé.
Mon premier commissariat d’exposition de photographies en galerie a été pour Carlo Ponti, c’était MUE Couture. J’avais demandé à plusieurs femmes photographes des autoportraits en robe couture de sa collection et l’ensemble a été exposé chez Valérie Cueto dans sa galerie parisienne. D’ailleurs j’ai revu récemment Kimiko Yoshida à la galerie de Sitor Senghor où elle était exposée au mois de novembre dernier et Jean-Michel Ribettes son mari, enseignant et critique d’art, me révélait que cet autoportrait de Kimiko avait chez elle initié une nouvelle manière de travailler qui dure encore aujourd’hui. J’étais très touchée de l’apprendre. La collaboration avec Carlo qui avait été si dense, s’est arrêtée avec les attentats des Twin Towers de septembre 2001. Sa toute jeune maison de couture si prometteuse et malgré cette année-là des commandes record, n’a pas réussi à se maintenir à flot. Toute proportion gardée avec les événements, cela a été une grande douleur pour lui. C’est à ce moment-là que je rencontre l’agent de photographes Laura Guzo qui monte son agence et qui me prend comme assistante. Là les lignes bougent à nouveau, lorsque je fais entrer un couple de photographes argentins, Sophia Sanchez et Mauro Mongeilo, très prometteurs tout juste arrivés à Paris en tant que réfugiés et qu’on va présenter au prix Picto de la Mode, dont ils seront les lauréats cette année-là en 2002. Leur développement de carrière n’a été que crescendo, ils font toujours partis des plus demandés.
Mais j’avais l’idée de prendre mon indépendance et c’est, encouragée par la toute jeune photographe Suzanne Junker que je monte mon agence Dimanches27 en 2003-2004 avec une majorité de femmes photographes. Outre Suzanne, il y avait Sabine Pigalle, Claudia Huidobro, Fred Jourda, ensuite sont arrivés Michel Maidenberg, Luc Choquer et Carole Bellaïche.
VB : Quelle intention tu avais en montant cette agence?
CF : Je ne cherchais pas à être agent de photographes. Je voulais travailler avec les photographes, les accompagner, monter des projets avec eux. Agent était une simplicité dans laquelle je m’étais engouffrée mais ce n’était en fait pas la bonne structure. Je suis devenue agent par erreur, ce n’était pas ce que je voulais faire…
VB : Je croyais que tu avais monté cette agence pour emmener des photographes avec des écritures d’auteur vers la publicité?
CF : À partir du moment où tu es agent de photographes, tu leur cherches du travail, des commandes. Donc comme je représentais des travaux d’auteurs j’ai relevé le défi de la commande. Ce pari m’a plu mais cela n’a pas été facile parce qu’on était à la fin d’une période phare pour les agences et que j’étais très particulière, j’intriguais beaucoup, j’avais fini par être repérée par les agences de pub mais je n’avais pas beaucoup de commandes parce que j’étais un peu en dehors des clous, trop avant-gardiste peut-être. Ce que je proposais ne se pratiquait pas encore vraiment. Dimanches27 a quand même fonctionné un temps parce que les photographes que je représentais avaient de fortes personnalités, qui continuent à produire d’ailleurs et sont reconnus aujourd’hui. Là encore, j’ai ressenti la nécessité de faire évoluer mon projet qui ne me convenait plus et c’est à ce moment-là que je rencontre le directeur artistique du groupe Accor, Rodolphe Simon qui repère l’agence et passe commande de photographies pour les chambres Novotel. Très rapidement, il me prend dans son équipe et je deviens conseil en image pour Accor. Je vais alors travailler pour toutes les marques du groupe à part l’entrée de gamme et le plus haut de gamme. C’est pendant cette période que je suis enceinte de notre fille. Quelques mois après Rodolphe quitte le groupe, ce que je fais aussi. C’est là que Claudia Huidobro, l’artiste-photographe et mannequin, grande muse de Jean-Paul Gautier que je représentais à Dimanches27 parle de moi à la galeriste Basia Embiricos qui me présente à Éric Fantou le fondateur de la foire Photo Off, le off de Paris Photo. Éric cherchait un directeur artistique pour la troisième édition de sa foire, je l’ai rencontré en juin 2012 ce jour-là j’étais accompagnée de ma fille qui avait six mois, l’évènement était prévu au mois de novembre suivant. Et si vingt ans auparavant lorsque mes garçons sont nés, j’avais décidé de m’éloigner de mon métier de mannequin, de mettre en pause ma relation intime et personnelle à la photographie, cette fois-ci je me sentais face à un nouveau défi, je savais que ce qui m’était proposé me conduirait vers ce que j’avais toujours cherché à exprimer en photographie. Il fallait que je tente ma chance, c’était maintenant ou jamais, je ne comptais pas laisser passer cette occasion. Alors même si je n’avais aucune expérience à ce poste, j’ai accepté la proposition d’Éric et avec Photo Off je m’impliquais dans ma première foire, c’était au mois de novembre 2012.
VB : Comme si la naissance de notre fille te faisait revenir à un lien plus viscéral avec la photographie?
CF : Oui mais un lien qui encore une fois s’accompagnait d’une rupture avec la photographie, en tout cas avec celle que je connaissais depuis mon enfance, une rupture qui concernait même les photographes de Dimanches27 que j’avais pourtant défendus si ardemment. J’avais un besoin profond de répondre à des questions qui n’étaient pas simples : de quelle photographie allait-il maintenant être question ? Qu’est-ce que j’allais oser exprimer d’un point de vue de société au grand public pour cet évènement marchand dont j’étais responsable ? Il ne s’agissait donc pas de présenter une photographie purement plasticienne et esthétique, voire une photographie de mode, avec laquelle je voulais prendre mes distances. Où était la voie que je cherchais vraiment ? Déjà qu’en tant qu’agent j’avais essayé de sortir des attendus, ce n’était pas pour y retourner à ce moment-là. C’est grâce à un photographe qui avait été exposé l’année précédent mon arrivée, Emeric Lhuisset et sa série Théâtre de guerre que j’ai commencé à entrevoir cette nouvelle génération de photographes qui portaient un vrai questionnement de société et assumaient une responsabilité photographique, un engagement en faveur du monde.
VB : Combien de temps tu vas passer à la direction artistique de Photo Off?
CF : Je vais passer trois ans auprès d’Éric Fantou. Pendant cette période je revendique et propose une photographie engagée mais je finis par comprendre au bout de cette troisième année que je ne suis qu’au milieu du gué et que je dois creuser cette notion de photographie « engagée » et qu’il faut que je la précise pour qu’elle soit compréhensible plus immédiatement. C’est en m’ouvrant à un ami François Hebel, qui connaissait bien la foire et avait suivi ses évolutions qu’arrive le mot « documentaire ». Le « graal » m’était donné et pour la quatrième année je m’engage pour être en cohérence avec cette nouvelle idée. Je propose donc à Éric Fantou d’arrêter le Off qui nous emmenait dans un no man’s land sans repère, sans fondement, qui n’était finalement compris par personne, y compris par les gérants de La Bellevilloise qui hébergeaient la foire et je lui exprime mon désir de le remplacer le Off par Doc pour faire Photo Doc. À ce moment-là Éric commençait à être malade, il avait déclaré un cancer, il n’avait plus l’énergie de se relancer dans une nouvelle aventure et il voulait même lever le pied sur Photo Off. Je lance alors mon idée et tu m’accompagnes dans la création de What’s Up Photo Doc qui démarre à la Bellevilloise le 13 novembre 2015, ce même week-end exactement que les attentats terribles à Paris. On est directement plongés dans le réel et ses enjeux. Je voudrais aussi rappeler pour cette première édition, la présence essentielle de Didier de Faÿs qui vient de nous quitter et grâce à qui nous avons pu profiter d’une exposition exceptionnelle du photographe chinois Mo Yi.
VB : Comment se fait la bascule de What’s Up Photo Doc à Photo Doc...
CF : Si Éric avait joué un rôle majeur en m’ouvrant la voie, à sa mort, c’est Nicolas Levy qui rejoint l’aventure. C’est là aussi que tu t’engages pleinement et que se forme le premier trio qui donne corps à Photo Doc. On va ouvrir une galerie et vivre deux années incroyables avec Nicolas. C’est avec lui qu’on trouve notre fameuse base line « prendre part à la transformation du monde », qu’on commence à développer cette notion de documentaire dans sa relation essentielle à l’autre qui nous définit à nous-même et qu’on organise dans l’auditorium de la MEP aux côtés de Jean Kempf et Emmanuelle de l’Ecotais notre premier symposium Arts, Sciences et Représentations du Réel. Cette période de fondations de Photo Doc s’est véritablement construite avec le travail de certains photographes, et si Emeric Lhuisset avait été un révélateur, d’autres ont été des guides comme Edouard Beau, Mo Yi, Sandra Calligaro, Pierre Faure, Patrick Willocq, Flavio Tarquinio, Sandra Mehl, Rita Leistner, Kodo Chijiwa, Michel Slomka, Morvarid K, Jean-Michel André, Andréa Montovani, Alexis Vettoretti, Romain Laurendeau, Léon Nyaba Ouedraogo, Arno Lafontaine, Zied Ben Romdhane, Nathalie Lescuyer, Fethi Sahraoui, Vincent Jarousseau, Andréa Eichenberger, Anaïs Tondeur, Henry Roy pour ne citer qu’eux… sans oublier la part importante jouée par Hans Lucas sous l’impulsion intuitive de Wilfrid Estève.
En 2019, Nicolas Levy nous quitte brutalement, sa disparition remet beaucoup de choses en question et nous pousse une fois encore à définir plus précisément ce cadre du documentaire et de cette photo agissante à une époque où tous les repères sont en train d’exploser et où on est envahis d’images.
Puis vient la rencontre déterminante avec Christine Delory-Momberger qui est universitaire, chercheure mais aussi photographe, c’est avec elle que nous allons définir «les nouvelles écritures de la photographie documentaire». Vous allez publier deux livres importants aux éditions Arnaud Bizalion Le Pouvoir de l’intime dans la photographie documentaire et Insurrection créatrice et photographie documentaire. Cepouvoir de l’intime qui arrive par Christine va nous permettre de positionner une fois pour toute la photographie documentaire dans une exploration qui est tout autant extérieure qu’intérieure. Nous organisons à trois des ateliers, des interventions dans des galeries ou des institutions. C’est sur des bases solides qu’en 2022, vous fondez l’Observatoire des nouvelles écritures de la photographie documentaire en collaboration avec le Groupement d’Intérêt Scientifique LE SUJET DANS LA CITÉ Sorbonne Paris Nord-Campus, visant dans un axe « Art et Science », à explorer les pratiques et les formes esthétiques des nouvelles écritures de la photographie documentaire et le partage de l’intime comme construction sociale. Votre réflexion s’élargit maintenant aux interrelations des vivants et des non vivants, rejoignant la question de l’Anthropocène, un premier colloque a eu lieu en février 2023 et d’autres événements sont en préparation. L’aventure Photo Doc est enfin en place…
VB : Je suis à chaque fois surpris de voir à quel point ce médium photographique nous permet de nous construire et nous situer dans le monde. Tu nous fais part dans cet entretien, d’expériences professionnelles et personnelles faites de naissances, de morts, de ruptures, tout un parcours de vie pour faire émerger une photographie qui te représente mais qui est aussi celle d’une génération de photographes, et tout ce chemin pour finalement découvrir avec Albert Watson que cette photographie en action que tu cherchais était déjà en toi à ton adolescence.
Je ne peux m’empêcher de penser à la fin du film American Gigolo quand Lauren Hutton vient voir Richard Gere au parloir et qu’il lui tend la main en murmurant « que le chemin a été long jusqu’à toi ». C’est une réplique que Paul Schrader a pris dans le Pickpocket de Bresson qu’il admirait. Dans cette scène, le réalisateur nous parle tout autant de son chemin de cinéaste que du parcours de son personnage, d’une certaine manière le Toi et le Moi se confondent, mais le fait que Gere soit en prison montre que le Nous est impossible. Pourtant je pense que ce Nous est l’enjeu de cette photographie documentaire que nous aimons et défendons : un Toi et Moi qui peut enfin devenir un Nous. Quand ton histoire est en lien avec celle d’Albert Watson, comme avec la mienne, celle de Christine ou celle de tous ces gens au contact desquels tu t’es construite, alors elle devient la Nôtre, un en-commun qui porte une dimension politique. Comme on le voit les photographies sont bien plus que des images, c’est pour cette raison qu’il faut être vigilant sur la place de l’IA aujourd’hui. Il convient de se demander quelles histoires les images fabriquées par des machines portent et comment nous pourrons nous construire avec elles.
CF : C’est pour cela que Photo Doc est important…
«La photographie est arrivée dans mon histoire par ma grand-mère maternelle qui a décidé après la mort de mon grand-père, dont elle voulait divorcer, de découper son visage de toutes les photos sur lesquelles il figurait. Elle l’a effacé de la mémoire familiale, de la mémoire de ses deux filles et de ses petits-enfants. On s’est construits avec cette absence de figuration et de personnification et aucun de nous à part elle, ne savait à quoi il ressemblait puisqu’il n’est resté que des photos à trous.»
Dans l’œil de Frédéric Martin,
RencontresIl en va de rencontres avec les photographies comme des rencontres humaines : certaines nous sont indifférentes, d’autres énervent et il arrive parfois que certaines nous marquent durablement.
Cette photographie de Charlotte je l’ai vue il y a plus de dix ans, à mes débuts comme photographe tentant de percer les mystères du portrait. Curieux d’apprendre, je parcourais le net à la recherche d’images permettant d’enrichir mon regard, ma réflexion. La photographie n’est pas affaire que de technique et il est primordial de cultiver son œil. C’est ainsi qu’on grandit : en comprenant, en intégrant, en copiant même parfois nos prédécesseurs. Je me rappelle donc avoir longuement regardé cette femme au regard mélancolique, comme perdu, et cette pose à la saveur victorienne, à la douceur pictorialiste. Comment gérer mes lumières, comment guider les modèles, comment parvenir à ça ? Ce questionnement ne naît pas tout le temps. Parfois, on passe, on s’arrête quelques minutes, un sentiment de déjà-vu nous pousse vers la suite. Mais là, il y avait quelque chose, comme un moment suspendu. La compréhension ne vint pas de suite, il fallut voir et revoir cette photographie, en analyser la composition, la structure, l’essence. Analyser aussi la modèle, parce que n’importe qui ne peut pas faire n’importe quoi. Ce ne pouvait être que Charlotte (dont j’ignorais même le nom à l’époque). Ce ne pouvait être que son visage, son port.
Plus tard, j’ai croisé beaucoup de gens de la photographie. Charlotte et moi avons commencé à travailler ensemble et à nouer une relation amicale. La rencontre humaine a suivi la rencontre photographique, mais il s’avère qu’elle furent aussi riches l’une que l’autre. A son contact, j’ai appris et j’apprends encore. C’est une personne d’importance (à laquelle je peux ajouter Christine et Valentin) qui me forme en tant qu’humain, que personne. J’apprends ainsi, comme j’ai appris autrefois. Aussi surprenant que cela puisse me paraître, la femme de l’image était par bien des aspects la même et absolument une autre que celle de la photographie. La réalité ne dépasse pas la fiction, pas plus que l’inverse. C’est toute l’ambigüité de la photographie et du rôle des modèles : être soi tout en étant une autre. Étrange paradoxe où il faut savoir marcher sur une ligne ténue entre justement fiction et réalité. Étrange ambiguïté de l’image qui dit une chose mais dont on ne sait jamais si elle est vraie. C’est aussi tout le paradoxe des relations : l’autre n’est jamais exactement tel qu’on le voit, qu’on pense le connaitre. Sa complexité nous oblige à cet effort nécessaire de mettre nos croyances le concernant de côté et à faire preuve d’humilité.
Dans les deux cas l’apprentissage est au-delà d’être formateur : ce serait le réduire à rien de ne le limiter qu’à ça.
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