Le zoom d’avril 2022 avec Christine Delory-Momberger



L’Entretien,

La faille par Valentin Bardawil

Valentin Bardawil
: Comment situerais-tu ton livre images et textes En s’enfonçant dans la forêt qui vient de paraître, par rapport à l’ensemble de ton œuvre photographique et plus particulièrement à ton triptyque Exils/réminiscences ?

Christine Delory-Momberger : Ce titre En s’enfonçant dans la forêt m’est venu avant même d’avoir commencé à faire une seule photographie, ni même écrit une ligne des textes qui les accompagnent. C’était comme un souffle, un élan, une échappée vers un ailleurs. J’avais « posé » la dernière image de ce qui allait devenir mon premier livre de photographies Exils/réminiscences, bien avant que je ne rencontre Arnaud Bizalion qui sera mon éditeur. J’étais en prise avec des remuements intérieurs, je sentais une montée de tensions indéfinissables.

Exils/réminiscences a été un travail de fouille au long cours, j’ai creusé la question des exils dans lesquels je me sens embarquée par mon parcours et mon histoire. Toutes ces années de « travaux archéologiques » par l’image m’ont réservé des surprises, des découvertes inouïes et des synchronies invraisemblables. Le principal élément a été le « défrichement » d’une généalogie italienne maternelle dont je ne savais quasiment rien. Mes grands-parents maternels avaient dix enfants, dont six sont morts en bas-âge : une fille mort-née, des jumeaux morts deux jours après leur naissance et les quatre autres avant leur deuxième année, et ma mère semblait n’en rien savoir. J’ai pu reconstituer, par leurs dates de naissance et de décès, la route des exils de mes grands-parents et de leurs enfants à travers l’Europe et cela a été fondamental dans un rééquilibrage de mon histoire. Des « accidents photographiques » (un objectif qui lâche au milieu de la prise, des surimpressions involontaires, etc.) ont fait surgir de manière surprenante de curieuses figures dans certaines images et se lever, telles des apparitions, les fantômes de ces enfants. D’autres figures, des hommes et des femmes disparus sont venus habiter cet univers un peu fantasmagorique qui est devenu mon « album imaginaire ». Et c’est un dialogue du visible et de l’invisible qui s’est peu à peu établi par le médium photographique, je l’ai poursuivi tout au long d’autres séries et l’ensemble forme maintenant ce que j’ai appelé mon « cycle mémoriel ».

VB : Tu as mené une « enquête intérieure » à la suite de la publication du triptyque, elle figure dans le livre que nous avons co-écrit Le pouvoir de l’intime dans la photographie documentaire. Elle t’a fait comprendre que la création de ce triptyque t’avait fait trouver ta langue mais au moment où tu commences En s’enfonçant dans la forêt, tu ne le sais pas encore ?

CDM : Non, pas vraiment mais j’avais touché ma terre intérieure, un territoire intime où bruissaient tous ces disparus, je les rencontrais et j’y trouvais un certain apaisement. Mais paradoxalement, je ressentais monter une sensation de violence que j’avais du mal à contenir. Les premières lignes de la partie textes de en s’enfonçant dans la forêt disent : « La faille était là, elle avait toujours été là, il fallait y aller, il fallait s’enfoncer ». C’était curieux que j’évoque cette idée de forêt puisqu’à l’époque, je ne faisais pas particulièrement d’image de forêt. Les photographies de forêt qui figurent dans la partie textes du livre, je les ai faites plus tard, sans doute finalement inspirées par le titre.
Je suis partie dans l’exploration de cette faille et cette enfoncée représentait la conjuration d’une douleur que je portais. Je rapproche maintenant cette faille de ce que François Jullien nomme la « fêlure d’infini » dans son dernier livre L’incommensurable. Le passage pour s’y glisser est étroit, c’est une avancée qui demande force et courage.
Pour en revenir à la « forêt » évoquée dans le titre, je me sens très attirée par les bois et je pars régulièrement m’y promener mais rapidement, je panique et je n’ai qu’une hâte, c’est d’en ressortir. J’ai découvert extrêmement récemment par ma cousine, que notre grand-mère avait accouché toute seule dans une forêt. Je crois avoir identifié ce bébé parmi les enfants morts, c’est une fille mort-née dans une forêt de Suisse alémanique. J’ai, accrochée au mur chez moi, une photographie de Klavdij Sluban qui montre une très vieille femme en habits de paysanne traversant une forêt en Bosnie, j’y vois ma grand-mère.

VBEst-il encore question de réminiscences dans En s’enfonçant dans la forêt ?

CDM : Pas exactement, si je parlais de réminiscences dans mon triptyque, dans ce travail il s’agit plutôt de souvenirs. De quoi se souvient-on exactement ? Le souvenir est quelque chose de très complexe et parfois l’effort de remémoration efface et même tue le souvenir. Dans la partie images du livre, je continue mon geste de fouille, cette fois principalement avec des images vernaculaires que je trouve par hasard même si certaines proviennent aussi de mes archives familiales, mais cette fois, je ne m’arrête pas à la simple fouille, je vais les explorer plus avant, je leur fais violence pour tâcher de toucher leurs profondeurs par une technique qui produit des effets de dégradation. Je veux faire apparaître ce que ces images ont dans le « ventre ». Les personnages vont et viennent, apparaissent, s’estompent, disparaissent et réapparaissent, un peu comme le font les souvenirs, ne laissant que des états vagues, des couleurs, des odeurs où l’imaginaire d’un vécu l’emporte sur sa réalité. Mais c’est au cours de ces opérations que, tout d’un coup et de manière imprévisible, se produit une révélation qui change tout. Cette affaire est sans fin…

VB Dans En s’enfonçant dans la forêt, la partie textes est très importante.

CDM : Il y a autant d’images que de textes écrits dans une forme poétique et autobiographique. Je n’avais jamais pu auparavant mettre des mots sur mon histoire de vie malgré des demandes pressantes. Des personnages nouveaux apparaissent dans ce livre, j’ai construit un mausolée scripturaire des enfants morts. Il y a aussi ma fille qui arrive à un moment du texte et nos biographies se mêlent, la mienne franco-italienne-allemande et la sienne franco-germano-polonaise. C’est très beau ce mouvement car au fil de l’écriture, je prends conscience que l’exil se retrouve également dans la biographie de son père allemand. La grand-mère paternelle de ma fille dont la famille vivait en Haute Silésie, une partie de la Pologne annexée par les Allemands à la Seconde guerre mondiale, avait été contrainte de changer son nom de famille pour prendre un patronyme allemand pendant l’occupation allemande. C’est violent de devoir abandonner son nom, qui devient-on pour des raisons de survie ? Ils ont tous fui en Allemagne de l’Ouest en 1945, à l’arrivée de l’Armée rouge. C’était une période horrible avec des viols, des massacres, ce que l’on connaît de toutes les guerres. Pendant cet exode, la grand-mère qui devait avoir tout juste quatorze ans, avec en charge une petite sœur de huit ans, a perdu la trace de leur convoi. Elles en ont trouvé un autre qui allait dans la direction du village dont elles avaient heureusement le nom et elles s’y sont jointes.

VBL’histoire se répète ?

CDM : D’une certaine façon, on peut voir un lien avec une actualité brûlante entre cet épisode et ce qui se passe avec la guerre en Ukraine. Les populations prennent la fuite devant l’ennemi, les gens quittent leurs terres, leurs maisons. Il faut partir au plus vite sans l’avoir voulu ni désiré, c’est une question de vie ou de mort. On ne sait pas vraiment vers quelle destination on va, ni à quoi ressemblera sa vie, encore moins si on reverra son pays.

VB : Parle de cette fêlure d’infini…

CDM : Il y avait une douleur qui m’était insupportable et c’est avec ces deux médiums, l’image et l’écriture, qui mobilisent différemment des processus de création que je pouvais aller dans l’exploration de cette fêlure. J’ai sans doute trouvé un équilibre salvateur dans le fait de créer des images en même temps que j’écrivais des textes, il me fallait avancer « armée » pour contrer la violence qui me submergeait à chaque image, chaque texte dans cette avancée sur la crête. C’était une assise solide et, au final, il y autant de photographies que de textes.

VB : Je trouve qu’il y a un paradoxe, tu dis que tu abordes pour la première fois ta biographie de manière plus claire. Tu nommes les fantômes, tu leur fais un mausolée et pourtant tu t’enfonces dans la forêt…, tu dois t’avancer dans la fêlure d’infini…

CDM : Je m’enfonce parce que je me retrouve en confrontation avec un réel. Quelque chose m’empêche de reculer, et nommer m’affilie dans une relation à mon histoire et à ces généalogies. J’ai dédié le livre à ma mère mais il est aussi adressé à ma fille et finalement à nos ascendants. Il y a quelque chose d’une place qui se précise et ce n’est pas si simple d’affronter sa place, cela passe par l’exploration d’une fêlure qu’il faut reconnaître et toucher.

VB :Dans un de tes textes tu donnes les dates de naissance et de mort des membres de cette famille que tu as en partie découverte, comment se fait-il qu’il n’y ait pas la date de décès de ta mère ?

CDM : La sortie de ce livre était prévue avant la mort de ma mère, la maquette était presque prête mais je n’ai rien voulu falsifier. en s’enfonçant dans la forêtdevait sortir l’année après la parution d’exils/réminiscencesmais nous nous sommes rencontrés tous les deux. Il y a eu ta « commande » de mettre des mots sur l’enquête photographique que j’avais menée pendant la création du triptyque, de faire mon « enquête intérieure ». Cela a été une période de bouleversement et de révélations inouïes. J’étais dans une véritable effervescence, nous avons commencé à réfléchir sur l’intime en lien avec la photographie et tout s’est enchaîné. Nous avons écrit ensemble le pouvoir de l’Intime dans la photographie documentaire. Puis il y a eu la performance théâtrale « Quand les histoires se rencontrent… » jouée par La Troupe du Good Chance Theatre, de jeunes acteurs migrants réfugiés, deux jours avant l’arrivée du premier confinement. Ma mère venait de mourir et les jeunes acteurs m’ont aidée à porter mon immense douleur en me faisant monter sur scène à la fin de la performance et en me faisant entrer dans leurs histoires d’exils. Ainsi nos histoires se rejoignaient, une transmission se faisait… et nous avons écrit notre deuxième livre insurrection créatrice et photographie documentaire.

VB :Tu me parles d’un calendrier très rempli et je m’en souviens bien, mais ne penses-tu pas, rétrospectivement, qu’il aurait pu y avoir une raison sous-jacente qui t’aurait poussée à retarder la parution de en s’enfonçant dans la forêt ? Autre chose que la découverte de ce territoire de l’intime qui nous intéressait déjà et que l’on cherchait à cerner et formuler avec Charlotte Flossaut ?

CDM : Maintenant que tu me poses la question, je me demande en effet si En s’enfonçant dans la forêt aurait pu paraître avec autant de force et de sens à la date prévue. Il me semble que le travail réalisé avec les mises en consciences et les révélations qui me sont apparues pendant l’enquête intérieure et ce que l’on a vécu en les partageant donne une autre dimension à ce livre, le rend plus significatif et fort.

VB :Tu as un rapport singulier aux fantômes et à l’invisible. Ta mère disparaît une fois que tu as découvert et nommé ses petits frères et sœurs, c’est peut-être une coïncidence mais où en es-tu avec les fantômes depuis sa disparition ?

CDM : Les fantômes font partie de ma vie et le dialogue avec l’invisible est permanent. J’y trouve un équilibre, une force et c’est une source d’inspiration. Je termine actuellement un nouveau livre, suite à une exposition, L’entaille de l’exil et un autre Lune noire paraîtra l’année prochaine. Avec ces deux ouvrages, le cycle mémoriel est terminé, je photographie maintenant « au présent » mais les fantômes apparaissent toujours dans mes images et c’est étonnant.

VBEn fait, à t’écouter je comprends que tu commences ton travail avec une fouille photographique, une « archéologie » qui convoque des fantômes, et plus ces fantômes deviennent concrets, plus ta photographie entre dans une représentation « au présent » ?

CDM : Je vis dans un lien assumé entre le visible et l’invisible. Les fantômes sont là, je le sais, je les sens, ils sont devenus des alliés et sont avides d’exister. Ils ne sont plus des vampires puisqu’ils se sont manifestés pacifiquement. Et maintenant on existe ensemble et dans ma photographie « au présent », ils sont là… L’enfant qui est en couverture dans en s’enfonçant dans la forêtest une manifestation de ces fantômes.

VB Pour finir, j’aimerais que l’on parle de ta présence aux côtés de Klavdij Sluban sur le stand Photo Doc durant la Foire qui aura lieu du 20 au 22 mai prochain à la Halle des Blancs Manteaux. Klavdij Sluban est l’invité d’honneur et tu es l’invitée spéciale de Photo Doc., nous allons présenter conjointement vos travaux, quel est le lien qui vous unit ?

CDM : Tout d’abord, je voudrais dire que c’est un bonheur pour moi que mes images côtoient celles de Klavdij Sluban. Il me semble que c’est une même fêlure d’infini qui nous relie et elle nous fait aller vers la photographie. Klavdij Sluban ouvre le livre d’entretiens que nous avons fait ensemble par cette phrase : « Je photographie pour avoir perdu ma langue », pour et non parce que et ce n’est évidemment pas une faute de français. La quête d’une langue perdue touche cette fêlure, cette faille mais il y a plus encore et chacun à notre façon, nous fouillons. Klavdij Sluban arpente la terre dans une errance réfléchie, lesté d’un léger bagage, de son Leica, de pellicules, d’un carnet de notes et de quelques livres de littérature ou de poésie. Pour ma part, je creuse toujours et encore les mêmes images dans un travail obstiné de « désenfouissement ». Un sentiment d’exil nous accompagne infiniment et nous fait aller toujours plus loin. Tous ces personnages qu’il photographie semblent être dans ce même exil, tout comme mes morts frappés par l’oubli.

Nous nous sentons être des « gens de l’Est », cet Est qui se situe pour moi dans une transmission généalogique à dénouer. C’est la raison pour laquelle j’ai appelé mon prochain livre Lune noire. En astrologie, la lune noire correspond aux inaccomplis des généalogies précédentes, on la traverse au moment de notre « descente » sur terre et nous devons « terminer » le travail. Elle est un foyer de la mémoire généalogique. C’est pourquoi il faut aller explorer la faille et s’avancer dans la fêlure d’infini parce que c’est là qu’il y a libération… Je me libère… Je les libère… On se libère… tous…

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J’ai sans doute trouvé un équilibre salvateur dans le fait de créer des images en même temps que j’écrivais des textes, il me fallait avancer « armée » pour contrer la violence qui me submergeait à chaque image, chaque texte, dans cette avancée sur la crête. C’était une assise solide et, au final, il y autant de photographies que de textes.





















Dans l’œil de Frédéric Martin,

La promesse


Peut-être que toute photographie est une promesse. Parce qu’elle contient en elle une somme de possibles, d’histoires; un champ vaste d’interprétations que chacun se racontera, livrera tel qu’il l’entend.
Et c’est, je pense, ce que nous propose la photographie de ce mois, plus largement les photographies de Christine Delory-Momberger.

Un enfant, culottes courtes, tenant la main d’un autre. Scène d’apparence banale, vue et revue.

Pourtant.

Pourtant cet enfant n’est pas, n’est plus, un enfant. C’est l’Enfant Primordial. Celui que nous fûmes. Des souvenirs affluent, parties de cache-cache, jeux de marelle, balle au prisonnier, billes, poupées, que sais-je encore. Des heures à patienter dans la chaleur de l’été ; les joues rougies d’un hiver de neige avec la perspective d’un bol de chocolat ou d’une tartine de pain beurrée délicatement croustillante. Il y a ici ce que Proust évoque : « Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant. ». Car, le regret ou la nostalgie mélancolique viennent en corollaire. Presqu’immanquablement. S’agit-il de tristesse ? Je n’en suis pas sûr. Simplement un souvenir un peu plus dense que les autres. Et qui laisse une sensation diffuse, tout à la fois lourde et légère. La mémoire fonctionne par strate ; la photographe creuse, fouille chacune d’elles, dans chaque photographie, exhumant de-ci de-là des « petits fantômes », des traces d’existences, des impressions mémorielles. Ce travail d’enquête que Christine nous livre encore une fois dans En s’enfonçant dans la forêt.

Finalement, s’attarder sur cet enfant, c’est s’attarder sur Soi. Et, il serait peut-être bon de s’interroger pour savoir si ce n’est pas la promesse essentielle que nous fait la photographie.

Retrouvez le site de Frédéric Martin, 5 rue du︎︎︎