Le zoom de septembre 2025 avec Émeline Sauser


Émeline Sauser est Prix de l’Intime RPBB/Photo Doc 2025

L’Entretien,


REFUGES, une photographie du lien
par Christine Delory-Momberger et Valentin Bardawil

Christine Delory-Momberger & Valentin Bardawil : Cet entretien est particulier pour nous car tu augures avec ta série photographique REFUGES la création du Prix de l’Intime RPBB / Photo Doc. L’intime est souvent confondu avec la notion d'intimité mais ce n'est évidemment pas dans ce sens que nous le comprenons. L’intime est un espace public de partage d'humanité et c’est ce que porte pour nous REFUGES. Peux-tu nous raconter la genèse de ce travail ?

Émeline Sauser : La photographie arrive tard dans ma vie, j'ai vingt-quatre ans passés quand je m'inscris à l’ÉMI-CFD, une formation de photographie documentaire et de photoreportage à Paris sur huit mois et cette série REFUGES que j’ai présentée pour le Prix de l’Intime est le fruit de tout un passé qui s'est accumulé.

CDM : Justement, peux-tu revenir sur ce passé et ce qui t’a conduit à ce travail ?

ES : En fait, je ne sais pas trop comment raconter tout cela mais à vingt-et-un ans, il y a vraiment un tournant dans ma vie. Et sans vouloir entrer dans le détail, je peux dire que je rencontre un gouffre. Un évènement majeur m’arrive faisant que tout ce que j'ai construit jusque-là perd son sens. Tout s'écroule et durant les deux années suivantes, je me retrouve complètement perdue.…

CDM : C’est un tournant biographique ?

ES : Oui… À cette époque, je fais une prépa littéraire pour correspondre à des attentes familiales, je fais des études d’Histoire qui ne me plaisent pas vraiment, tout en sachant pertinemment que je ne serai jamais chercheuse.

VB : As-tu l’impression que cet évènement vient perturber ta vie de manière « extérieure » ou au contraire qu’il s’inscrit dans un processus de déconstruction intérieure qui devait finir par s’exprimer ?

ES : Oui et cet évènement qui m’arrive est juste le fruit d'années et d'années d'auto-destruction. Tout lâche… mais cela devait lâcher parce que l’édifice ne pouvait plus tenir et quelque part, c'est très bien parce que cela redessine complètement un autre chemin de vie à prendre. Pendant les deux ans qui vont suivre, je vais faire des petits boulots avec en tête l’idée, comme dans le Podcast France culture de Sonia Kronlund, Les pieds sur terre, que moi-aussi je vais écouter la vie des gens et que j’en ferai quelque chose. Je veux aller à la rencontre des autres pour trouver des réponses à mes interrogations profondes. Je ne sais pas si le mot est juste mais je suis en quête de réponses « métaphysiques ». Il y a chez moi cette idée que le monde s'écroule et que je dois écouter les autres pour me réparer.
Très rapidement, je rencontre un garçon avec qui j’ai une histoire d’amour, et c'est la première fois que quelqu’un me traite avec autant de gentillesse et de douceur. Ce garçon me donne énormément d'amour dans une période où je me sens complètement sombrer, c’est un moment de ma vie que je n’oublierai jamais. On passe quatre ans ensemble et j’ai juste le souvenir de cet amour comme étant un phare pour moi, tout le reste est dans un flou total.

VB : Que fait ce garçon quand tu le rencontres ?

ES : Il est tout aussi perdu que moi. Quand on se rencontre, on est tous les deux très blessés mais en même temps dans une soif de vivre terrible. On se retrouve sur cette idée que la vie est extrêmement fragile mais aussi avec l’envie de vivre des choses ensemble. On part en Stop. On voyage. On va chez les gens. On est à la recherche d'intensité et on a envie de vivre des choses et cumuler des expériences.
C’est assez intime ce que je raconte mais je pense qu’on ne peut pas comprendre REFUGES sans ce passage parce que tout le projet part de là. Mais à un moment donné dans notre relation, je commence à ressentir une grande frustration parce que j’ai l'impression que je ne vis pas la vie que je devrais. Je n’écris plus. J’ai toujours manifesté l’envie de faire de la photographie mais au final je ne fais pas une seule photo en quatre ans. J’en parle mais je ne fais rien.

VB : Qu’est-ce que tu veux dire par « J’ai toujours manifesté l’envie de faire de la photo »?

ES : Ma mère me fait découvrir la MEP quand j’ai entre quatorze et dix-sept ans, je ne sais plus exactement la date mais c’est très facile à vérifier parce qu’elle m’emmène voir l'exposition de Grégoire Korganow qui s'appelle PRISONS et c’est en voyant ce travail photographique que j’ai un choc et que je me dis que la photographie peut être un métier. Depuis cette découverte, je suis obsédée par la photographie documentaire, j'ai l'impression qu'il y a une vérité là-dedans. Mais au-delà de ce travail, c'est surtout la démarche du photographe et le fait de passer des années à écouter les gens et à s'immerger qui m’interpelle. Je trouve cela fou de vivre ainsi et je comprends qu’en fait la photographie peut être un moyen d’expression plus fort même que l’écriture. J’ai toujours eu quelque chose avec l’écrit mais avec cette exposition, je découvre qu’il y a autre chose que l’écrit et la fiction, je découvre l’histoire des gens. Quand j'étais petite mon père me lisait énormément d'histoires. J’adore les histoires, les histoires pour enfants, les romans, toutes les histoires… Mais pour en revenir à ma relation avec ce garçon, je suis en quête de réponses, face à plein de choses que je ne comprends pas, comme la violence, etc… et on n’arrête jamais de voyager, on ne construit rien alors à un moment donné, ma frustration grandit.
Je ressens de plus en plus le besoin d'écouter des histoires vraies et de comprendre comment les gens font pour traverser leur propre violence et ensemble, on décide de monter un projet documentaire pour aller en Sibérie. Maintenant avec le recul, je me dis qu’heureusement que nous n’y sommes pas allés, cela aurait été une catastrophe mais c’est cet échec qui me décide de partir à Paris pour rejoindre la formation de l'EMI-CFD. 
À ce moment-là, j’ai vingt-quatre ans et j’ai rencontré ce garçon à vingt-et-un ans. Je vous ai dit que cette période avait duré quatre ans mais je viens de me rendre compte qu’elle n’a duré que trois ans. Enfin très vite en faisant cette formation, je réalise qu'il y a beaucoup de choses en photographie, comme l’actualité ou le reportage, qui ne m'intéressent pas. Mais le tournant arrive vraiment quand je dois choisir un sujet. Il y a une semaine hors-les-murs où on est tous envoyés à Brest et c’est là-bas, un peu au hasard des rues, que je rencontre une fille qui a des problèmes d’addictions et qui est sans domicile fixe depuis plusieurs années. Elle est dans un réel désir de sortir de l'instabilité et du chaos pour trouver un apaisement et comme moi, elle est à la recherche de réponses. C’est très naturellement que le travail avec elle va commencer et qu’on va devenir amies. Elle s’appelle Adèle. Elle n’apparaît pas dans REFUGES parce que je n’aime plus ces photos aujourd’hui mais c'est cette rencontre qui donne naissance au projet. Tout de suite, Adèle me donne sa confiance et un accès à son quotidien. C’est grâce à elle que je comprends exactement ce que je veux faire: construire une relation sur le long cours, prendre le temps car le temps est un allié précieux et il ne faut pas brusquer les choses.

VB : Tu dis que tu veux « prendre ton temps » mais tu es à Brest seulement pour une semaine?

ES : Oui mais je vais revenir pour la voir et au final je vais la suivre pendant un an. Durant cette période, il y a vraiment une complicité qui s'installe entre nous. Elle regarde les tirages et me donne son avis sur les photos. J’aime beaucoup l'écouter parler de sa propre vie en regardant les photos, de ce qu'elle voit dans les images, etc… Voilà la genèse de REFUGES et comment j’en arrive à me dire que je n’ai plus envie de faire que cela, ce que je me dis toujours d'ailleurs. REFUGES pourrait durer une vie en fait. Je suis complètement amoureuse de ce métier de photographe, même si je ne sais toujours pas vraiment si c'est un métier.

CDM : Peux-tu définir plus précisément ce qu’est REFUGES?

ES : REFUGES est un travail que j’ai débuté il y a deux ans, en faisant du stop sur les routes de France pour rencontrer des gens au hasard et écouter leur histoire. La majorité du temps, les gens que je rencontre veulent simplement discuter mais parfois, il y a une espèce de miracle qui se produit et je trouve une personne qui a envie de me raconter son histoire. En général, cette personne est aussi dans une démarche de vouloir sortir d'une période chaotique, violente pour aller vers une forme de paix. Évidemment ce n’est pas un happy ending à chaque fois, on n’est pas dans un film, il y a aussi des gens qui ne s'en sortent pas. Il y a certains évènements dont on ne peut pas se remettre mais je tente vraiment de raconter cette volonté de s'en sortir que je rencontre chez ces gens.

CDM : Qu’est-ce que le « refuge » pour toi?

ES : Ce sont les liens et l'amour.

CDM : Tu vas donc à la rencontre de personnes qui sont dans des situations chaotiques et qui tentent de remettre du sens, du lien et de l’amour grâce aux autres?

ES : C’est effectivement la force du lien. Cela peut être l'amour pour un lieu, dans d’autres cas, ce peut être l'amour et l’estime de soi, c’est le cas d’Héloïse. Mais dans d'autres histoires, c'est l'amour romantique, ce peut-être aussi l'amour filial d'un père pour sa fille. Cet amour peut prendre toutes les formes tant qu’il y a de la tendresse et de la considération.

VB : Mais concrètement comment se passent les rencontres avec ces gens ?

ES : Je choisis une région puis une gare, après j'organise ma vie autour d’une route. Je préviens tout de suite les gens que je suis à la recherche d’histoires pour qu’il n’y ait pas de malentendus. Récemment j'ai même arrêté complètement le stop, j'en ai eu assez parce que les trois quarts du temps avec le stop les gens te prennent pour cinq minutes et on a juste le temps de s’échanger quelques banalités. C’est donc en me baladant et en parlant aux gens dans la rue que je fais le plus de rencontres, je leur demande s’ils veulent bien me raconter leur vie. Les interactions ne sont pas figées, tout varie souvent en fonction de l'âge des gens. Mais je dis toujours très rapidement que je suis là pour récolter des histoires, je ne veux pas cacher mes intentions. Je peux aussi m’installer dans une rue avec une pancarte sur laquelle il y a marqué « bonjour, je cherche des histoires, venez me parler. » Et là, ce sont les gens qui viennent me parler.

CDM : Tu t’installes dans des lieux passants?

ES : Je cherche des endroits où il n’y a pas trop de monde, je me sens un peu vulnérable avec ma grosse pancarte. Mais ce sont quand même des lieux de passages où les gens prennent le temps, cela dépend des villes mais très vite, tu sens les lieux propices aux rencontres et alors je m’assieds avec ma pancarte et un livre et les gens viennent me voir s’ils ont envie de me raconter leur histoire. 

CDM : Quelles genres d’histoires on te raconte?

ES : Énormément de gens me racontent leur passé, c’est ce qui pèse souvent le plus lourd mais je les préviens que photographiquement, je ne pourrais jamais le retranscrire et donc que cela restera au niveau d’une discussion. 

VB : Tu enregistres vos échanges?

ES : Non jamais. Les gens ne veulent pas que ce soit enregistré et c'est normal, dès qu’il y a un micro, tu réfléchis davantage à ce que tu racontes. Les gens que je rencontre cherchent à être écoutés mais sans vouloir forcément qu’il en reste une trace. 

VB : Est-ce que tu choisis les personnes que tu vas photographier?

ES : Oui, je le fais et lorsque je sens que photographiquement, je ne pourrai rien faire, je préfère leur dire que je ne suis pas la bonne personne. Et il y a aussi des fois où c’est moi qui ai voulu et les personnes qui ont refusé. J’ai rencontré un monsieur qui était héroïnomane et qui avait une relation très particulière avec son chien, ils formaient une équipe tous les deux. On avait commencé à discuter, il avait d'abord refusé que je le photographie puis avait laissé la porte ouverte. Quand j'étais revenue le voir, il avait oublié mon prénom, ma profession. Il y a aussi le rapport des gens avec leur propre image, il y a certaines photos qui me semblent vraiment mettre en valeur les personnes et qui sont pour elles une catastrophe quand je leur montre. L’estime que les gens ont pour eux-mêmes est parfois tellement fragile que le fait même de voir leur image peut être d’une grande violence. Ils ne se rendent pas compte qu’ils ont maigri, ce que la drogue a fait sur leur corps, etc…

VB : Combien de temps passes-tu avec les gens que tu photographies?

ES : Pour vous donner un ordre d’idée, chaque sujet dans REFUGES comporte une dizaine de photos mais je les fais sur un minimum de huit mois à neuf mois. C’est une énorme sélection. L’année dernière, j’étais tellement sur les routes que j’ai même lâché mon appartement à Paris.

VB : Est-ce que tu as trouvé chez les personnes que tu photographies des réponses concrètes à tes interrogations existentielles?

ES :  Ces rencontres me font comprendre beaucoup de choses sur les relations humaines. J’ai l'impression de devenir meilleure. J'apprends à me taire, à moins juger les personnes. J’ai du mal à poser des mots mais c'est énorme ce que j'apprends en faisant REFUGES, ne serait-ce qu’en terme d'altérité. J’ai aussi découvert un rapport à la foi. Depuis que je fais ce travail, il m'arrive énormément de choses « par hasard » et ces choses sont souvent extrêmement belles. J’apprends le « lâcher prise », je fais de plus en plus confiance aux rencontres et au fait que derrière ces rencontres se cache une belle histoire. Je suis bien consciente qu’il y a un peu une pensée magique dans ce que je dis mais j’apprends à faire confiance aux hasards de la vie. Des gens viennent me parler, c'est parfois hyper fluide alors que c'est absurde, on ne se connaît pas et on part sur un an ensemble. C'est fou ce qui arrive. Il y a tout un processus pour ma part de reconstruction de confiance en la vie.

CDM : C’est splendide la manière dont tu nous racontes comment tu deviens meilleure, c’est-à-dire comment tu comprends, tu avances avec les autres… REFUGES est à la fois un espace de construction pour chacun des protagonistes, comment ils construisent leur refuge pour reprendre confiance dans la vie et tenter de la vivre vraiment, et pour toi ton refuge est généré dans ces rencontres. 

ES : C'est énorme ce que ce projet a fait dans ma vie, il m'a redonné foi dans la vie et dans les humains. Qu’est-ce qui peut arriver quand tu t’assieds dans la rue avec une pancarte ? Et bien plein de belles choses.

VB : J’imagine que ton regard sur le chaos et la destruction a terriblement évolué depuis que tu fais ce projet. Quel regard portes-tu aujourd’hui sur cet évènement violent qui a changé ta vie?

ES : Je crois que j’ai appris à avoir moins peur de tomber dans le trou. J’ai repris confiance en ma capacité de ne plus sombrer. Le chaos est toujours dans ma vie, ce serait complètement faux de dire qu’il n’existe plus et que tout va bien mais aujourd’hui j'en fais quelque chose. Et je pourrais dire aussi que j’ai appris à le canaliser, à le transformer et à savoir où mettre cette énergie qui est parfois très chaotique mais si par exemple on m'enlevait la photo, pour le coup ce serait une catastrophe.

VB : Même s’il n’est pas question que tu parles à la place des gens que tu photographies, penses-tu qu’il y aussi chez eux quelque chose de cette transformation du chaos?

ES : Je ne sais pas, il faudrait leur demander…

VB : Je vais poser ma question autrement. Penses-tu par exemple qu’avec ce genre de travail qui t’engage toi et la personne photographiée dans une rencontre aussi profonde et sur une période aussi longue, il pourrait y avoir une construction de toi qui ne se retrouve pas chez les autres? 

ES : Je ne saurais pas répondre à cette question…

CDM : Pour le dire encore autrement, penses-tu qu’il y a un impact biographique chez ces personnes que tu photographies? Parce que ce n’est pas rien d’être promu sujet photographique pour des gens qui ne sont pas souvent écoutés et encore moins entendus.

ES : Je pense qu’il n’y a pas de vie sauvée avec REFUGES. Une fois que le travail est terminé, je l'ai bien vu avec Heidie par exemple, elle a repris sa vie d’avant. Elle n'a pas été sauvée de quoi que ce soit.

VB : Personne n’est sauvé, tu ne prétends pas toi non plus que ce travail t’a sauvée.

ES : Non… Quand tu commences, tu peux avoir la présomption que ce travail va être thérapeutique. Pas du tout. Mais en revanche, je pense que le fait d'être vu, écouté dans une relation de confiance, à la fin cela débouche sur quelque chose…

CDM : Oui, avoir vécu cette expérience a toujours un impact biographique chez la personne que tu rencontres…

ES : Je crois que le gros bénéfice n'est pas sur la photo mais dans tout ce temps passé ensemble hors de la photo. Il y a une famille avec qui je suis partie deux fois en vacances. Et ils me disent : «si on part en vacances ensemble, il faut absolument que le temps qu'on passe ensemble soit qualitatif. Que ce soit du «bon temps»».

CDM : Photographier, c’est objectiver quelqu’un et dans ce moment d’objectivation d’eux-mêmes où tu les photographies, ils se subjectivent. Pas seulement par l’appareil mais par tout ce qui vous entoure, tout ce que vous avez vécu. J’imagine que tu leur racontes aussi ton histoire?

ES : Ils savent tout de moi…

CDM : On est là dans le don contre don. C’est le hors champ de la photo qui a un impact si fort.

ES : Oui la photo n’est pas le moment qu’ils vont retenir mais c'est tout le temps qualitatif de partage ensemble qui compte. 


“REFUGES est un travail que j’ai débuté il y a deux ans, en faisant du stop sur les routes de France pour rencontrer des gens au hasard et écouter leur histoire.

La majorité du temps, les gens que je rencontre veulent simplement discuter mais parfois, il y a une espèce de miracle qui se produit et je trouve une personne qui a envie de me raconter son histoire.”