Le zoom de septembre 2022 avec Eva Rodgold

L’Entretien

Eva Rodgold, photographe de la disparition. Itineraire d’une « enfant cachée» par Valentin Bardawil & Charlotte Flossaut

Nous ne faisons généralement pas de chapeau pour les Zoom du mois mais celui de septembre 2022 est un peu particulier, à la ressemblance d’Eva Rodgold, une femme lumineuse de plus de 80 ans, une photographe un peu particulière comme elle se définit elle-même. C’est par l’entremise de ses deux petits-neveux, Ezra Laroche et Nitaye Eliacheff[1], que nous rencontrons cette photographe et tireuse professionnelle des années 50 aux années 90.
Dans cet entretien imprévu qui s’est imposé au fil des mots qu’Eva livrait ainsi pour la première fois, nous avons découvert un pan entier de l’histoire bouleversante d’une « enfant cachée » de la guerre et quelques-unes de ses photos enfouies depuis plusieurs décennies, pour ne pas dire toute une vie.
Si Eva commence son entretien avec cette phrase sans équivoque «Toutes les photos que j’ai pu prendre ne sont pas innocentes», c’est sans doute pour mieux nous révéler comment nait un regard photographique chez une enfant confrontée à la guerre et à la disparition, et ce qui conduira plus tard la femme à enfermer l’ensemble de ses photographies dans des boites en carton pendant plusieurs décennies en attendant que deux jeunes petits-neveux en quête d’une mémoire familiale ne viennent les ouvrir. Si aucune des photos prises par Eva Rodgold n’est innocente, nous voulons croire que notre rencontre ne l’est pas davantage…

Eva Rodgold : Toutes les photos que j’ai pu prendre ne sont pas innocentes… J’ai une vie très compliquée. Je ne peux pas tout vous expliquer… (Elle rit.) En tant que photographe et pour le dire de façon modeste, je sais que lorsqu’on a un appareil photo dans les mains, il suffit d’appuyer pour avoir quelque chose qui peut nous correspondre. Et cela me semble d’une telle facilité et pourtant cela n’est pas si facile, j’ai toujours été consciente que quelque chose se jouait dans une photo… Je ne l’ai jamais exprimé, c’est seulement maintenant avec mes petits neveux que j’en parle mais je suis quand même une fille de la Shoah, cela m’a terriblement marquée et je crois que cela s’est ressenti plus précisément au niveau de l’art. Quand je me suis présentée au concours des Arts Déco, mes dessins semblaient d’une telle qualité pour le jury que ses membres ont décidé de ne pas les noter. Ils considéraient qu’ils n’étaient pas notables tellement la qualité du dessin était là. Moi je dessinais parce que j’en avais profondément besoin. Je suis donc entrée ainsi aux Arts Déco, c’était toute une aventure, j’y suis restée trois ans mais j’ai beaucoup séché les cours. On m’acceptait parce qu’on voyait chez moi une forme d’originalité un peu particulière.

Charlotte Flossaut : La vie se passait ailleurs qu’aux Arts Déco ?

ER : J’ai du mal à parler de moi…

Valentin Bardawil : On est là pour vous écouter.

ER : Ah bon ?!… (Elle rit.) Après la guerre, on ne parlait pas de la Shoah. Le coup avait été tellement rude, d’une telle brutalité. Il y a eu les rafles. Ma sœur jumelle et moi étions des enfants cachées. On a passé notre enfance dans des fermes et cette période de ma vie m’a créée. Après la guerre, personne, pas même ceux qui avaient été déportés ne parlaient de ce qu’ils avaient vécu parce qu’ils savaient que le message ne passerait pas, que personne ne voudrait entendre. La génération de nos parents avait subi une telle violence, un peu comme une bombe atomique. Il y a ceux qui ont disparu dans les camps d’extermination et il y a ceux qui y ont échappés comme ma sœur et moi et qui ont été atomisés mais qui n’ont pas accepté cette atomisation, parce qu’il fallait qu’on vive. On était des enfants vivants, on savait qu’on l’avait échappé belle, qu’on était des rescapées, mais je me rends compte maintenant que cela m’a marqué plus que je ne le croyais mais pas forcément de manière négative.

CF : C’est pour cela que vous considérez que vos photos ne sont pas le fruit du hasard ?

ER : Tout à fait. Elles viennent de quelque chose, de quelque part. Même si cela semble anodin, cette photo des parapluies que vous voyez là (la seule photo visible chez elle et qui a été récemment accrochée) n’est pas anodine. Inconsciemment, il y a une marque. Enfin j’espère que la marque « passe », ce n’est pas parce que moi je la ressens que forcément le passage se fait. Après la guerre, on était tellement heureux d’être vivants, on ne parlait pas des camps, on savait mais on n’en parlait pas. Je savais que tous mes oncles, mon père, tout le monde avait disparu, c’était LA disparition mais on ne voulait pas LA nommer. Pas plus que quand on m’a dit, il y a de cela une dizaine d’années que ma sœur et moi étions des « enfants cachés ». On était des enfants qu’on a voulu sauver et qu’on dispersait dans des fermes pour sauver ce qui était sauvable. Toute ma génération est dans la même situation, sauf que maintenant on peut en parler.

VB : Quand avez-vous pu commencer à en parler ?

ER : Il n’y a pas longtemps. Nitaye et Ezra ont commencé à me filmer et j’ai parlé. Je ne sais pas pourquoi. Un jour où mes neveux étaient là, j’ai fait des dessins sur la Shoah avec des femmes dans les camps. J’aurais aimé leur communiquer autre chose pour satisfaire leur curiosité… Je n’aime pas le mot artiste, vous faites quelque chose, il y a une correspondance, c’est reçu ou pas mais pour moi le mot artiste n’a pas d’existence propre, sauf dans certains cas, pour ceux qui sont un nom… Avant que vous n’arriviez, je disais justement à Nitaye que ce n’est pas la photo pour la photo ou sa beauté seule qui est important mais ce qu’elle représente par rapport à un ensemble et le choix qui s’est fait au moment de la prise de vue. Comment elle vit justement une fois qu’elle est tirée. Comment elle vit par rapport à l’espace que j’ai perçu et qui va être restitué… La photo est quelque chose que j’ai voulu donner modestement. Mais l’intérêt est quand elle dépasse l’image par ce qu’elle peut transmettre. C’est cela pour moi la photo.

VB : C’est très juste ce que vous dites Eva, avec Charlotte, c’est aussi comme cela que l’on voit la photographie.

ER : Je l’ai ressenti quand vous êtes arrivés, que ce n’était l’image pour l’image. Être juste sensible à la beauté de l’image, pour moi cela n’a pas de sens.

VB : Pour nous non plus, la beauté d’une image est plutôt la quintessence d’une histoire. Plus l’histoire est forte et plus la beauté est là. Mais la beauté sans histoire me semble être comme une beauté éphémère, comme celle d’un bijou en toc… elle peut séduire à un moment donné mais peut-elle traverser le temps ? Ce qui reste d’une photographie n’est-ce pas aussi l’histoire qui a été vécue au moment de la prise de vue et qui continue à vivre, que l’image continue de porter ?

ER : Dans ma photo personnelle, à chaque fois que j’ai fait des choix, c’est quand les choses se sont passées comme vous le dites. Après il m’est aussi arrivé de faire des photos de reportage quand j’ai suivi des manifestations ou travaillé pour les Rothschild. C’était des gens merveilleux mais je ne faisais que rapporter ce qui m’était demandé et c’était très différent de ce que je ramenais dans mon travail personnel.

CF : Si vos images viennent du caché, elles me semblent aller quelque part vers une lumière et un contraste… Vous les rameniez d’où ces images et pour les emmener où ?

ER : La disparition vous la possédez. On dit : « il a disparu, il est mort, il est parti, mon Dieu quelle tristesse… Il a été enterré quand ? » Tandis que pour moi et ceux de ma génération, on a connu LA disparition. Mon père a disparu. J’étais témoin quand il est parti, on allait au camp de Beaune la Rolande pour le voir, il y avait tous les hommes qui étaient internés dans le camp. Mes oncles ont disparu. Autour de moi, il y a au moins une soixantaine de personnes qui ont disparu. Disparus… Où ? Comment ? Et après ?!… On vit, on remue nos corps, on a des amours, il y a tout ce que vous voulez qui nous sensibilise, on se dit chic, mais « l’image » de LA disparition est toujours là.
Il y a une histoire incroyable qui vient de se produire, il n’y a pas longtemps, on a retrouvé des lettres que j’avais écrites, des lettres qui concernent la disparition de toute la famille de Pologne. Mes grands-parents étaient très religieux, très prudes, quand je pense qu’il a fallu qu’ils se dévêtissent pour entrer dans la chambre à gaz… Maintenant je prends le courage de dire : « Voilà ! ». Avant je ne voulais pas voir qu’on devait être nu pour se faire gazer et disparaître, les corps les uns sur les autres, dans la putréfaction, il ne faut pas oublier, et c’est cette réalité que je ne voulais pas voir. Maintenant je peux la voir parce que j’ai arrêté la photo… Il vaut mieux avoir ce courage parce qu’ils n’ont pas choisi cette mort. Ceux qui sont coupables sont ceux qui les ont menés jusque-là.
À un certain âge il faut avoir le courage de voir ce qui s’est produit et comment se sont passées ces disparitions… Je me souviens qu’au lycée, ma sœur et moi étions considérées comme des enfants qui valaient la peine qu’on s’occupe d’eux, les profs se rendaient compte qu’on avait été perturbées. On était de très bonnes élèves, c’était à nous de nous battre parce que les parents n’étaient pas là. Quand on était placés dans de bonnes fermes et dans de bonnes conditions, tout était relatif. Je suis sûre qu’il y a des enfants qui ont été violés parmi ceux de ma génération. Personne n’a voulu en parler. Il y a eu des drames épouvantables. Mais c’est une autre histoire…
En même temps à la ferme, j’étais un peu comme un appareil photo qui captait tout ce qui se passait, je captais énormément et même ce que je n’aurais pas dû capter. Moi, je possédais déjà l’image et je savais qu’il fallait que j’ai ce courage sinon je ne tiendrais pas le choc, il fallait « photographier » ce qui se passait et savoir à qui on avait à faire, dans quelles conditions, comment on devait se comporter, comment chaque seconde était une survie. J’avais les pieds bien accrochés au sol et ma sœur et moi on faisait confiance à cette éducation républicaine. Travailler était un plaisir, c’était un espoir pour nous. Je me souviens de certaines fois où je me réveillais très tôt et avec ma sœur jumelle on allait allumer le poêle de l’école, je mettais le bois. Il y avait une grande richesse qui m’a sauvé la vie, un enfant sait quand quelque chose le construit et que c’est riche. À l’école, il y avait tous les enfants des fermes des environs, toutes les classes étaient mélangées. On faisait 4 km pour aller de la ferme à l’école et ce chemin avait une importance incroyable, parce qu’on se retrouvait seule avec soi-même et on marchait et quand vous marchez chaque chose prend une importance capitale et ce qui vous arrive s’impacte dans ce que vous voyez. J’aurais pu aller beaucoup plus loin en photo… Je ne sais pas si le message passe ?

VB : Le message me semble très clair. Ce que vous racontez, c’est la naissance pour vous de la photographie, l’œil qui commence à capter les images, même sans appareil, et la solitude de la marche pour aller à la rencontre de l’image. Vous me rappelez Henri Cartier-Bresson qui racontait prendre des photos en clignant des yeux quand il n’avait pas son appareil photo sous la main… Qu’est ce qui se passait sur le chemin de l’école ?

ER : C’est là que se ravivait la souffrance, parce qu’on ne pouvait pas la cacher, c’était nous que cela concernait. Ma génération a connu des souffrances épouvantables. Maintenant vous avez tout ce qu’il faut, il y a des psychologues, des psychiatres, c’est même trop. Enfant, je « photographiais » de manière constante et encore maintenant, l’image que je continue de « voir » de cette époque est parfaite, si on pouvait sortir l’image que j’ai dans la tête, on verrait impeccablement la ferme, l’école, le chemin et tout et tout… Je me souviens quand est arrivée la fin de la guerre, il y avait une espèce de solitude qui s’est installée, qui était probante, et je savais que pour moi elle ne se terminerait jamais. J’étais un peu comme Iphigénie. Ils étaient où mes morts ? Quand on perd quelqu’un, on l’enterre c’est important de faire le deuil de la personne. Tandis que nous, on ne pouvait faire le deuil de rien du tout. Personne ne voulait en parler, pas même les parents qui ne voulaient pas traumatiser les enfants, alors qu’on en savait beaucoup plus que ce qu’on leur laissait croire. J’aurais voulu pleurer. Je n’ai pas pu et toutes ces larmes sont restées rentrées…. La Shoah allait au-delà de la tristesse et des larmes. Il fallait aller au-delà des larmes, il y avait quelque chose dont il fallait prendre la responsabilité. Pourquoi je vous disais cela déjà ? (Elle rit.) Ah oui, plus tard quand je suis allée aux Arts Déco, j’avais atteint un tel degré de souffrance et je ne pouvais parler à personne… Peut-être qu’avec un psychanalyste. Je ne sais pas… Je disais, je préfère qu’on me coupe un bras parce que là au moins on verrait que je souffre. Je souffrais d’une mutilation que j’étais la seule à voir, à connaître, à vivre. C’était terrible. Je trouve qu’on a été des enfants drôlement solides parce que parmi ma génération en est sortie une élite de chimistes, mathématiciens, chirurgiens, médecins… C’était leur façon d’évacuer au maximum en matérialisant dans le quotidien, dans la vie réelle une souffrance méconnaissable.

VB : Comment la photographie vous vient-elle ?

ER : Je ne peux pas vous dire, c’était aussi normal que d’aller aux Arts Déco. La photo m’est tombée dessus aussi naturellement que le dessin.

VB : Vous achetez ce premier appareil ou on vous le donne ?

ER : Je l’ai acheté. C’était un Leica, vous voulez que je vous le montre ? Mon Leica, c’était comme un stylo.

VB : C’est votre premier appareil ?

ER : Le premier et le seul. Et je n’ai jamais pu m’en défaire.

VB : En quelle année vous l’achetez ?

ER : En 54/53… (Eva Rodgold sort l’appareil de sa sacoche) Le voilà…

VB : Un appareil allemand ?

ER : Oui pourquoi pas. Je l’ai fait expertiser il y a des années, il paraît qu’il vaut très cher.

VB : Qu’est-ce que vous avez comme objectif ?

ER : Un 50mm, un 35mm et un 90mm. Ma hantise, c’était au niveau de la lumière pour ne pas rater un cliché.

VB : La photo des parapluies, elle est encadrée depuis combien de temps ?

ER : Juste maintenant.

VB : Vous venez de la mettre ?

ER : Oh ! Bien sûr.

VB : Vous ne montriez aucune photo avant ?

ER : Non jamais. Aucune photo, aucun dessin. Cette photographie Ezra et Nitaye l’ont trouvée, il y a deux semaines… Où est le problème ? … (Elle rit.)  J’en ai détruit énormément.

VB : Donc vous achetez cet appareil photographique et vous vous mettez à photographier ?

ER : Non, avant d’acheter cet appareil, j’ai d’abord travaillé pendant longtemps dans un labo photo situé à Boulogne avec les équipes de tournage de films américains qui s’étaient installées en France. Je développais, entre autres, les images du photographe de plateau Roger Corbeau, un photographe fabuleux. Ensuite j’ai été l’assistante de Gérald Bloncourt, un photographe communiste, qui travaillait pour la CGT. C’est lui qui faisait toutes les affiches pour les élections quand des gens de gauche se présentaient. C’était pas tout à fait mes idées… mais là j’avais déjà mon appareil photo. J’ai fait beaucoup de documents qu’il a gardés parce que je travaillais pour lui, pour des reportages pendant les manifestations. J’ai fait des photos fabuleuses du dernier jour de l’Hôtel Drouot, juste avant sa fermeture. Je regrette de ne pas les avoir gardées mais à l’époque comme je travaillais pour lui, tout ce matériel il le gardait. Il est mort il n’y a pas très longtemps et je regrette de ne pas avoir essayé de les récupérer.

VB : Avec Gérald Bloncourt, vous aviez déjà votre Leica ? Comment vous en arrivez à acheter cet appareil ? Comment on achète un Leica ?

ER : C’était primordial. Il était important à cette période que j’ai un appareil photo. Et je savais que c’était ce Leica, qu’il me fallait. Je l’ai senti… Pourquoi j’étais aux Arts Déco, pourquoi je suis passé devant cet appareil ? La vie a fait que c’était un choix sans être un choix, mais je l’acceptais quand même… Au niveau politique, j’entrais dans des milieux que je ne connaissais pas, je faisais des découvertes et l’appareil photo était un moyen de pénétrer ces milieux, d’entrer dans toutes les couches sociales. Ma sacoche dans laquelle je range mon appareil a un vécu pas possible. J’aurais pu avoir un vrai sac photo, mais moi j’avais cette sacoche, j’arrivais dans des réceptions incroyables avec elle, au milieu de femmes très habillées. Moi, j’étais habillée juste ce qu’il fallait mais rien à voir avec la réception où je faisais mon reportage. On me rappelait toujours parce les photos intéressaient ou c’était peut-être ma façon d’exister qui intriguait. J’ai toujours été rappelée et c’est toujours moi à un certain moment qui refusais… Non je ne refusais pas, je ne pouvais pas aller plus loin. Il y avait une cassure et toujours à des moments où j’avais des propositions étonnantes, ou n’importe quel autre photographe se serait dit « Alléluia enfin ma chance ! ». Et moi non. Cela venait d’une cassure parce que cela n’était pas normal…
Je suis rentrée par exemple à Entreprise, il y a cinquante ans, je travaillais avec une amie journaliste et un jour son cousin photographe n’a pas pu se présenter à une séance photo et elle m’a demandé d’y aller à sa place. Je reçois alors un coup de fil pour aller photographier le ministre Maurice Couve de Murville dans son bureau. Je n’avais rien à me mettre alors je cours chez ma frangine et je lui dis : « Prête-moi une robe, prête-moi quelque chose, je dois aller dans un ministère et je n’ai rien à me mettre. » Elle avait un adorable petit corsage rose avec une robe en tricot, je les ai lavés en quatrième vitesse et je suis partie avec ses vêtements sur le dos qui n’étaient pas encore secs et alors que je détestais le rose. J’arrive avec ma sacoche, tout le monde est en cravate, impeccable, avec le journaliste on nous installe dans un salon, on se serait cru à Versailles. À ce moment-là, un homme rondouillard se présente, je me lève en disant « Bonjour Monsieur le Ministre », le journaliste commence à sourire, c’était le chef de cabinet, il était plié en deux de rire. On nous fait entrer dans le bureau de Couve de Murville, là je ne vois pas le petit rebord qui était dans la porte et je me casse la figure avec ma petite robe rose encore humide pour atterrir dans les bras du ministre de l’Economie et des Finances qui venait à notre rencontre et qui me rattrape en me disant : « Où allez-vous ? » Quand je photographie, j’oublie très souvent que je suis une femme, c’est quand même autre chose que quand c’est un homme. Ils étaient tous drôlement gentils avec moi, il faut dire que j’étais drôlement mignonne, même avec ma robe rose. C’est ce qui m’a un peu sauvé d’ailleurs… Ils avaient une sorte de gentillesse dans leur comportement qu’il n’y aurait pas eu si j’avais été un homme… En partant je m’excuse auprès du journaliste et il me dit qu’il n’avait jamais fait un si bon reportage. C’était mon premier reportage pour Entreprise et comme les photos leur ont beaucoup plu, le rédacteur en chef lui-même m’a proposé de m’accompagner à tous mes reportages. Il m’a effectivement accompagnée et c’est comme cela que j’ai fait les premières pages d’Entreprise. Et c’était drôlement bien payé. Et tout à coup la peur… Un couperet. Et un jour je n’ai pas répondu quand ils m’ont appelée. Et cela m’est arrivé très souvent. Peut-être que je ne voulais pas prendre de mauvaises habitudes… J’avais du mal à appartenir à un clan, politique, cinématographique…

VB : Pendant combien de temps avez-vous photographié ?

ER : J’ai arrêté, il y a environ trente ans. J’ai fait de la photo pendant environ quarante ans, par épisodes. Je suis une photographe un peu particulière. (Nous apprendrons par ses neveux qu’après avoir arrêté la photographie, Eva a travaillé dans un jardin d’enfant Montessori pendant de nombreuses années.)

CF : Et toutes ces photos vous les avez encore?

ER : Oui je dois les avoir quelque part…



[1] Nous rencontrons Ezra Laroche et Nitaye Eliacheff les deux petits-neveux d’Eva Rodgold par l’intermédiaire de Raphael Nadjari, réalisateur et parrain de l’édition 2017 de la foire Photo Doc. L’un est étudiant en Master Scénario, réalisation production à la Sorbonne et en Master de philosophie à l’EHESS, l’autre est documentaliste. Pour eux, la problématique de la mémoire et de son expression artistique est constitutive de leur histoire familiale. Comme si la transmission se faisait à travers la création pour exprimer quelque chose d’indicible.




« Maintenant je prends le courage de dire : «Voilà !». Avant je ne voulais pas voir qu’on devait être nu pour se faire gazer et disparaître, les corps les uns sur les autres, dans la putréfaction, il ne faut pas oublier, et c’est cette réalité que je ne voulais pas voir. Maintenant je peux la voir parce que j’ai arrêté la photo… Il vaut mieux avoir ce courage parce qu’ils n’ont pas choisi cette mort. »


















Dans l’œil de Frédéric Martin

Pourquoi?



Pourquoi décidons-nous de photographier telle ou telle scène ? Pourquoi saisissons-nous un moment, choisissons-nous tel cadrage, de prélever tel fragment de la réalité ?
Quand je regarde cette photographie d’Eva Rodgold, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur ce qui prélude au choix de prendre ou non une image. Il y a cette foule en ce jour de pluie, dense, intriguée et qui se presse face à un spectacle dont nous ignorons tout. Accident ? Course cycliste ? Défilé militaire ? Parade de majorette ? Qui sait… Un homme à droite a délaissé le spectacle, il se tourne vers autre chose, mais quoi ? Et pourquoi ? Après tout peu importe, l’imaginaire va faire son travail, inventer une histoire, dérouler quelque chose qui pourtant s’apparente au mystère puisque le spectateur ne peut pas savoir (sans aide extérieure) ce qui se passe derrière le mur des dos. Nous ne savons pas, mais nous inventons des scénarios, nous éprouvons des émotions, parce que c’est aussi dans la nature humaine de chercher à donner sens à ce qui n’en a initialement pas particulièrement. Peut-être que le rôle du photographe est celui-ci : se faire voyant au sens rimbaldien du mot. Enquêter sur le quotidien, le banal, en révéler une part ignorée ou mise de côté et donner à celle-ci non un sens, parce que le sens est propre au regardeur, mais plutôt une existence. Le photographe impulse une histoire, il est aussi poète et c’est celui qui va révéler une possibilité du monde. Cette part très intime exprime autant de ce qui est pris en photo que de celui qui prend la photo. Et c’est peut-être pourquoi nous les prenons : parce qu’il y a toujours quelque chose derrière l’image et bien souvent c’est nous.

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