Le zoom de mars 2022 avec Flavio Tarquinio


L’Entretien,

par Christine Delory-Momberger
& Valentin Bardawil


Christine Delory-Momberger : Il y a deux périodes dans cette série, d’abord celle avec les images en noir et blanc qui démarre avec la photographie que tu fais à ta toute première rencontre avec Marie-Claude et Alain au café La Cigale, et la seconde avec des images en couleur où ils te demandent de les photographier dans des mises en scène qu’ils imaginent…

Flavio Tarquinio : Je faisais à l’époque des portraits de gens habitant dans le quartier populaire lillois de Wazemmes et je savais que le café La Cigale était un café populaire avec une vraie vie sociale. Lorsque je suis entré dans ce café, j’ai tout de suite vu Marie-Claude et Alain installés à une table, ils buvaient tranquillement leur bière. Ils étaient habillés assez coquettement pour l’occasion car le café était l’endroit où ils venaient trois fois par semaine pour faire la fête. J’ai eu l’impression de me retrouver dans un film de Julien Duvivier – je suis un féru de cinéma que je connais presque mieux que la photographie – et j’ai fait ma première image, c’est la photographie que l’on trouve en tête de l’exposition qui a eu lieu à la galerie Photo Doc. Marie-Claude m’a remarqué, elle m’a fait signe de la main pour m’inviter à venir à leur table et ils m’ont offert un verre.

C. D.-M. : La conversation s’est tout de suite engagée ?

F. T. : Marie-Claude m’a demandé pourquoi je les photographiais et je lui ai dit qu’ils me paraissaient tellement beaux. Cela l’a intriguée et elle a voulu savoir ce qu’ils avaient de si particulier. Je lui ai proposé d’apporter les photos ainsi ils pourraient le voir eux-mêmes. Lorsqu’elle a eu les images entre les mains, Marie-Claude les a regardées longuement et, de ce jour, elle m’a appelé son « photographe particulier ».

Valentin Bardawil : Pendant la première période, tu as essentiellement photographié Marie-Claude et Alain dans le café ?

F. T. : Oui, je les photographiais dans leur quotidien du café La Cigale, j’y ai aussi connu leurs amis. Mais parfois je ne photographiais pas, je préférais les écouter, pourtant j’avais toujours mon appareil photo avec moi. On restait ensemble et on discutait. J’ai fait toute une série d’images sur un an, un an et demi environ. Puis, ils m’ont invité chez eux, ou plutôt chez Monsieur Roland qui les hébergeait gratuitement en contrepartie de petites tâches ménagères car il était handicapé. Une confiance mutuelle s’était tissée entre nous. C’est un milieu social que je connais très bien, j’ai grandi dans un quartier ouvrier d’une petite ville sidérurgique. Marie-Claude et Alain étaient comme ces gens que j’avais l’habitude de voir, de fréquenter.

V. B. : Quand tu les vois pour la première fois dans le café, tu fais tout de suite la première image que l’on peut considérer comme l’« image générique » de la série en noir et blanc, toutes les photographies qui viennent ensuite sont comme des couches qui peu à peu révèlent un univers, le monde de Marie-Claude et Alain et celui d’un quartier maintenant disparu.

F. T. : Tout au début, ils étaient dans l’expectative, ils regardaient comment je fonctionnais, comment je faisais mes images mais au bout de quelques semaines tout s’est détendu, on a pu aborder toutes sortes de sujets dans nos discussions et parler de leur vie quotidienne. Je ne précipite jamais les choses, j’attends que les gens viennent vers moi. Je me laisse porter par ceux que je photographie et s’ils m’emmènent loin avec eux, alors je vais loin avec eux, s’ils me donnent un peu, alors je prends ce peu. Marie-Claude et Alain m’ont donné beaucoup. Lorsque Marie-Claude et Alain m’ont emmené chez Monsieur Roland, on est passé à une nouvelle étape dans notre relation.

C. D.-M. : La période chez Monsieur Roland a duré combien de temps ?

F. T. : Il a fallu que Monsieur Roland m’adopte, il était un peu bourru et il avait une vie assez difficile. Il avait beaucoup de mal à s’exprimer, tout un côté de son corps était paralysé et cela se ressentait dans son élocution. J’ai passé pas mal de temps avec lui sans le photographier, simplement en discutant. Je devenais peu à peu un ami, je passais dans le quartier, j’allais les voir en général en fin d’après-midi, la journée je travaillais dans un labo photo pro comme tireur. La vie du quartier était tellement intéressante, il y avait à cette époque, au début des années 1990, une vraie vie sociale, une vraie culture ouvrière et je me sentais bien dans cette ambiance-là

V. B. : Dans ton processus photographique, la restitution était importante ? Tu leur montrais régulièrement tes images ?

F. T. : Dès que j’ai commencé à travailler avec eux, j’ai tout de suite développé les photographies que je faisais parce que je voulais que Marie-Claude et Alain se rendent compte de ce que je voyais en eux. Je leur apportais et je leur disais : «Regardez, elles sont tellement belles, on dirait des images de film». Ils étaient surpris et ils ont commencé à comprendre qu’ils dégageaient un réel charisme.

V. B. : Comment as-tu choisi ?

F. T. : Mon choix s’est fait en fonction de celles qui étaient leurs préférées. C’est important pour moi d’inclure de cette façon la présence de Marie-Claude et Alain dans les différentes expos et dans le livre à compte d’auteur que j’ai publié. Mon travail, ces images n’appartiennent pas qu’à moi seul.

C. D.-M. : Est-ce que tu as pu constater chez eux des effets biographiques de transformation, ils se sentaient reconnus par toi ?

F. T. : À travers les images, ils se sont rendu compte qu’ils formaient un couple et qu’il y avait vraiment un truc très particulier entre eux, que tout le monde pouvait voir mais qu’ils ne réalisaient pas. Ils ont pris conscience de la valeur de ce qu’ils représentaient, que leur amour fusionnel et parfois violent était une forme de résistance à leur condition sociale à laquelle ils ne se résignaient pas. Les gens à la rue ont une image d’eux-mêmes très dégradée et là, en se voyant sur les photos, ils ont pris conscience qu’ils étaient des gens parfaitement fréquentables.

C. D.-M. : Maintenant, on pourrait passer à la seconde période « en couleur » de ton travail photographique. Comment l’idée de construire des mises en scène est-elle venue ?

F. T. : Quand j’allais dans la maison de Monsieur Roland, je rencontrais les amis de Marie-Claude et Alain, comme Jean-Marie que l’on voit sur les photos et qui incarne Jésus-Christ ou Jacqueline et Mme Alice qui étaient les anges, et d’autres encore. C’était toute une communauté d’entraide, j’aime en parler comme un de ces espaces d’utopie, des endroits où des gens essaient de vivre, de s’exprimer, de se réinventer. Il y avait bien sûr une forte consommation de tabac, beaucoup d’alcool et cela générait des moments de folie mais aussi de grande tristesse. Tout ceci conditionnait un quotidien qui a pu être subverti par l’idée de mettre au point des mises en scène imaginées par Marie-Claude et Alain. Ils traversaient à certains moments des périodes de grande mélancolie, les humeurs n’étaient pas toujours bonnes. Marie-Claude a dit un jour : « On vit de manière dégueulasse mais on a des rêves ! » et c’est de là que tout est parti. J’ai repris l’idée au vol : « Oui et pourquoi ne pas parler de ces rêves-là ? ». Ils ont commencé à en discuter entre eux et, un jour, ils m’ont rappelé, Marie-Claude m’a dit : « Écoute, cela fait longtemps que j’ai envie d’être une femme fatale et pourquoi je ne le serais pas ! ». On a fait des premières images, ce sont celles où Marie-Claude monte sur la table en femme fatale, où elle est habillée d’un maillot de bain. Ils ont vu les images et ont dit : « On va continuer à réfléchir à nos rêves et à nos ambitions ». Et on a commencé comme cela.

C. D.-M. : L’idée de la couleur, c’est toi ou ce sont eux ?

F. T. : Il fallait quelque chose de significatif pour marquer la différence entre le quotidien et l’imaginaire et j’ai proposé de faire les images de mises en scène en couleur, tout a été photographié en films argentiques avec des lumières tungstène pour bien accrocher la lumière à la peau.

C. D.-M. : Comment ont-ils préparé leur mise en scène ?

F. T. : Un jour Alain a dit : « Moi, ce qui m’intéresse, c’est la Bible, ce serait bien que je puisse faire quelque chose autour de Jésus Christ et des apôtres ». Je lui ai répondu : « OK partons sur ce principe mais c’est vous qui allez faire les costumes, les décors et, au moment où vous vous sentez prêts, vous me le dites ». Quand ils m’appelaient, j’allais les voir et on discutait, je leur donnais quelques petites indications mais on restait toujours dans ce qu’ils avaient décidé. Pour les costumes, ils utilisaient uniquement ce qu’ils avaient sous la main et ils les fabriquaient dans la petite pièce de 30 m2 qu’ils occupaient chez Monsieur Roland. C’est Marie-Claude qui a rapidement proposé d’appeler leur productionRêves Gloire et Passion, ils étaient pleinement investis.

C. D.-M. : La seconde période a duré combien de temps ?

F. T. : Elle s’est échelonnée sur deux ans mais on a eu des pauses plus ou moins longues parce que c’était compliqué pour eux d’être toujours actifs à leur création, ils avaient d’autres soucis. Il leur fallait gagner un peu d’argent pour vivre, on voit sur les images en noir et blanc Alain fabriquant du boudin, ce qu’il faisait régulièrement dans cette unique pièce où tout le monde vivait. Il revendait tout ça aux différents cafés et restaurants de son quartier.

V. B. : Tu te retrouves maintenant des années plus tard à parler de ce travail, à le présenter. Cela m’amène à cette double question : qu’est-ce que cela signifie de détenir l’histoire des gens et qu’est-ce que c’est de continuer à la porter en tant qu’œuvre vivante agissante ?

F. T. : Lors de son premier mariage, Alain a eu trois enfants dont une fille. Ils ont tous été placés dans des familles d’accueil. La précarité dans laquelle Marie-Claude et Alain vivaient ne leur a pas permis de récupérer les enfants d’Alain. En 2012, une exposition de Rêves Gloire et Passion est organisée au sein du quartier. Comment la fille d’Alain en a-t-elle eu connaissance ? Je ne sais pas, le hasard peut être. Le fait est qu’elle est venue et a été troublée par l’histoire d’amour vécue par son père et Marie-Claude. A-t-elle compris que l’amour transcende la vie d’un homme, que l’espace accordé par la société n’est pas toujours bon et épanouissant pour lui ? Elle ne l’a pas exprimé mais elle a décidé d’accueillir Alain dans son foyer, quand il s’est retrouvé à la rue, à 60 ans, après le décès de Marie-Claude et des problèmes judiciaires avec sa dernière compagne. Grâce à sa fille, il retrouve un foyer qui certes n’est pas le sien, mais rend son errance plus confortable.

Mon travail photographique vise à changer le regard des gens sur une population plutôt « invisible » qu’on ne connaît pas vraiment et qu’il est plus facile de reléguer comme des « petites gens ». Rêves Gloire et Passion continue de vivre à chaque fois qu’il est exposé, regardé. Il est porteur d’un message d’une humanité puissante.





En 2012, une exposition de Rêves Gloire et Passion est organisée au sein du quartier. Comment la fille d’Alain en a-t-elle eu connaissance ? Je ne sais pas, le hasard peut être. Le fait est qu’elle est venue et a été troublée par l’histoire d’amour vécue par son père et Marie-Claude.








 
 








Dans l’œil de Frédéric Martin,

…et ils dansent



Un couple enlacé dans une cuisine danse. Une valse peut-être… Lui, porte une veste, une belle veste avec une cravate. Fier, altier, il est sérieux, très sérieux. Les yeux braqués droit devant. Elle, a mis une jupe de tissu matelassé, une fleur orne ses cheveux. On devine un baiser naissant sur ses lèvres. Ou peut-être sifflote-t-elle un air. Ils sont l’un avec l’autre sous la lumière crue. Au plafond s’étirent des volutes de fumée de cigarettes. Dans un coin le faitout patiente, les verres s’entassent sur la table dans cet intérieur populaire.

Et ils dansent.

Comme si rien ne pouvait jamais les arrêter. De danser, de vivre, de s’aimer.

Cette photographie offre un moment d’une force rare, d’une beauté saisissante. Les protagonistes ont oublié le photographe et dans cet instant ils sont unis. Et uniques. L’amour n’a que faire des lieux, des conventions, des milieux sociaux, c’est chose avérée. C’est une cuisine comme il y en a des milliers, un couple comme il en existe des millions. Pourtant ce que révèle cette image, ce qu’elle m’évoque, c’est le surgissement de la grâce, de l’inouï dans la banalité du réel. Et au-delà de la délicatesse du moment, de sa tendresse, elle est pour moi ce que la photographie doit être : un révélateur de nos intimes, un passage aussi. Parce que ce couple amoureux, ce couple enlacé, a su s’offrir au photographe et ce moment devient un instant universel. Tout un chacun, nous avons, au moins une fois, peut-être une seule, connu des instants de grand bonheur construits par des petits riens. Des instants où nous nous nous dévoilons à l’autre, à d’autres. Et si ce n’est le cas, cette possibilité doit advenir.

Et cette valse prolonge la valse : c’est la valse des moments intérieurs, l’intime de l’Amour offert à tous. La lente et puissante passion de ceux que rien ne pourra vaincre, pas même le Temps. Par cette danse, cet instant, les protagonistes (le couple, le photographe) donnent à voir l’Eternité.

Retrouvez le site de Frédéric Martin, 5 rue du ︎︎︎