Le zoom de novembre 2023 avec Henry Roy

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L’Entretien,

Dans le grand bain de la photographie par Valentin Bardawil

Valentin Bardawil : Henry, comment commences-tu la photographie ?

Henry Roy : Arrivé en France à l’âge de 3 ans, avec le statut de réfugié politique, j’ai d’abord vécu dans le midi, puis en banlieue parisienne. J’avais 13 ans quand ma famille a quitté Montreuil que nous habitions pour nous installer à Paris où j’ai intégré le collège Henri IV. C’est là que je me suis lié d’amitié avec celui qui allait m’initier à la photographie. Il s’était créé un petit labo dans une chambre de bonne, au-dessus de son appartement. Lorsqu’il m’a convié et que j’ai assisté première fois, à l’apparition d’une image dans un bain de révélateur, j’ai su immédiatement que j’en ferai mon métier. Avec mon premier appareil photo, un Minolta offert par ma marraine haïtienne, j’ai commencé par photographier mon entourage, entre Paris et Ibiza, où j’étais invité en vacances.

VB : Tu es un photographe d’origine haïtienne mais en même temps, on voit bien dans ton projet Ibiza Memories que tes questionnements ne sont pas centrés sur cette culture, quelle place prennent tes racines haïtiennes dans ton travail ?

HR : En tant que déraciné, il m’a toujours manqué quelque chose. Enfant, j’ai été arraché à ma terre d’origine, ce qui a été traumatisant, même si je n’en ai pas eu conscience. J’étais un bébé quand mes parents sont venus s’installer en France. Ce déracinement est très actif chez moi. Mes parents font partie d’une génération qui refusait de parler créole à ses enfants, alors qu’ils le parlaient entre eux et que l’identité haïtienne est indissociable de cette langue. Tous les Haïtiens parlent créole. Si tu ne le parles pas, tu n’es pas considéré comme appartenant à ce peuple. C’est pareil en France. Il est impossible d’être reconnu comme français si on ne parle la langue. Le langage est vraiment ce qui relie les gens. La génération de mes parents considérait le français comme la langue des élites. Les plus jeunes ont contesté cette domination. Pour eux, parler créole est devenu militant. Donc j’ai été incapable de parler la langue de mon pays d’origine et en y retournant, j’étais considéré comme un Blanc (autrement dit un étranger), ce qui fait que je ne me sens nulle part chez moi. En France, j’ai grandi dans une ambiance très raciste. Ça a évolué depuis, mais à l’époque, être le seul Noir dans un lycée, en banlieue ou à Paris, c’était horrible. C’était la France de « Y’a bon Banania », un pays où la mentalité coloniale était encore très présente. Une France moins cosmopolite que celle d’aujourd’hui. C’est devenu moins agressif quand on s’est installé à Paris, quand je suis entré dans l’univers de la bourgeoisie. Les gens étaient plus ouverts. Il y avait moins de violence que dans les banlieues où j’ai grandi. Les rapports entre individus étaient moins rudes. L’écriture d’une fiction à laquelle je travaille actuellement me permet de donner du sens à tout ça. Il s’agit d’une construction identitaire à partir d’éléments disparates. Il y a mon côté français, mon côté haïtien, mon côté bourgeois, mon côté Beaux-Arts, mon côté banlieusard, et tout ça coexiste en moi. Je ne suis jamais complètement chez moi, ce sont toujours des parts différentes qui s’expriment. Et avec tout ça j’essaie de construire quelque chose d’harmonieux qui me convienne. Aujourd’hui je me sens inspiré pour écrire car j’ai du recul et qu’à mon âge je suis plutôt bien dans ma peau. Je perçois mon parcours comme une traversée où s’est déployé mon regard photographique, la photographie m’a aidé à poser mon regard sur le monde. Je n’ai pas envie de traiter uniquement de mon identité noire, ça ne m’intéresse pas parce que ce rapport qui s’est établi entre moi et mon environnement est en soi un sujet intéressant. Mon livre Ibiza Memories parle de mon destin singulier : « qu’est-ce que je faisais à Ibiza à 18 ans, moi l’Haïtien de banlieue ? » Et c’est cela qui peut faire réfléchir.

VB : Les textes de ton livre révèlent une construction de toi grâce au médium photographique comme si tu nous proposais de voir l’angle du créateur/photographe plutôt que de l’identité et de l’exilé. Ta rencontre avec Ibiza née d’une amitié de lycée, c’est un endroit que tu trouves, que tu as créé d’une certaine manière, c’est ce même ami qui va te faire découvrir l’île et la photographie. Ce livre porte quelque chose de toi que tu vas en même temps vivre, construire et mettre en images…

HR : Je précise que l’ami rencontré à Henri IV, celui qui m’a initié à la photographie, est le même qui m’a convié en vacances à Ibiza, dans sa somptueuse maison de famille. C’est ainsi que j’ai découvert l’île, et commencé à y faire des photos. Je venais juste de passer mon bac. À cette époque, je n’avais jamais vu Haïti. Du moins consciemment. Ibiza est donc devenue mon « île de substitution », le lieu où s’est projeté mon fantasme d’exilé. Puis, ce qui semblait n’être qu’un hobby s’est avéré une démarche artistique. Au départ, je n’étais qu’un modeste amateur. Mais plus mon regard s’aiguisait, plus je prenais conscience d’élaborer, au fil des ans, un projet cohérent. Je savais constituer une archive qui s’inscrirait un jour dans un projet. Dès lors que ma quête d’images est devenue régulière, j’ai su que je travaillais à l’élaboration d’une mémoire visuelle. Par ailleurs, je suis persuadé que nous sommes créateurs de nos propres vies. Les choix que nous faisons, les intuitions qui nous traversent, déterminent ce que nous devenons. Je considère ma pratique de la photographie comme une expression de ce processus.
Autrement dit, je vois la vie comme une construction de soi, et la photographie, à la fois comme un acteur et un témoin de ce cheminement individuel. Le recours au texte m’aide à éclairer ma démarche. Comment des images, aussi fortes soient-elles, pourraient-elles rendre compte de la complexité d’un tel propos ? Mon travail décrit un exil intérieur. J’apprécie le titre du livre de l’écrivain haïtien Dany Laferrière : L’exil vaut le voyage. A priori, le mot exil a une connotation négative. Or, la situation de l’exilé lui offre une opportunité de se projeter dans des espaces inconnus. Cela peut être une aventure enrichissante. J’ai beaucoup voyagé et j’adore ces moments où je me sens perdu, quand je débarque dans un pays étranger, sous décalage horaire. On est alors en suspension dans une réalité flottante. Je trouve cet entre-deux poétique. Je dirais même que c’est mon état favori. Celui que décrivent mes images.  

VB : Et la photographie te permet de mettre en images cet entre-deux, comme pour en garder une trace ?

HR : Absolument. C’est pourquoi ma photographie peut être déroutante. Elle ne se contente pas de représenter un sujet. Elle l’effleure, en explore la périphérie. Le sujet se trouve d’ailleurs souvent à l’extérieur du cadre. Ce qui déconcerte. Par exemple, je présente actuellement, à Paris, une exposition sur Ibiza Memories. Le seul nom d’Ibiza est évocateur de fêtes géantes ou de plages à l’eau turquoise. Or je propose une vision intimiste de l’île, où la nature est dominante. Une vision faite de détails et de paysages inhabituels. C’est un rapport très personnel, purement sensoriel, à cette terre. Dans mon livre, cette dernière se dérobe aux clichés, et reste mystérieuse.  

VB : As-tu toujours été à l’aise avec cet entre-deux ou il s’est construit avec le temps ?

HR : Il m’a fallu du temps pour investir cet entre-deux. Pendant de longues années, je trouvais cet espace inconfortable. Je m’y sentais comme un paria. Le statut d’apatride, qui figurait sur mes papiers de réfugié politique, y est pour beaucoup. Ma « conquête » de cet entre-deux est donc bien une construction, un travail au long-cours.

VB : C’est donc la photographie qui t’a aidé à trouver cette place ?

HR : En effet, la photographie m’a beaucoup apporté. Grâce à elle, j’ai surmonté mon trauma migratoire, trouvé ma place dans mon pays d’accueil et dans le monde. Cela n’a pas toujours été évident lorsque l’on sait que la nation haïtienne s’est construite à partir d’une guerre victorieuse contre la France qui a longtemps éludé cet évènement historique majeur.  J’ai dû m’accommoder du fait que je vivais sur la terre des anciens maitres de mes ancêtres, sans rien renier de ce qui me constitue des deux côtés. Cela réclame d’interroger sa propre complexité, de chercher, s’ouvrir et composer. Créer son propre espace.   

VB : Justement pour en revenir à toi, Haïti est un pays puissant, avec une identité très forte, il y a le Vaudou, etc… comment tes parents ont-ils vécu leur arrivée en France, as-tu été élevé dans ce lien avec l’invisible ou l’as-tu rencontré un jour ?

HR : Mes parents ont choisi de ne pas transmettre à leurs enfants certains aspects de leur culture. C’était sans doute une stratégie de survie, une volonté d’adaptation. Comme je l’ai dit plus haut, ils ne m’ont pas appris le créole haïtien, privilégiant le français, la langue des élites, celle des anciens colons. Quant au vaudou, il n’en a jamais été question. Mon père était un communiste rationnel, et ma mère une adepte du protestantisme (religion considérée comme l’antithèse du vaudou). Pourtant, la spiritualité vaudou est constitutive de l’âme haïtienne. C’est un fait que personne ne peut nier. Le monde de l’invisible s’est donc révélé à moi hors du cadre familial. J’ai connu, vers la cinquantaine, un période difficile. Terrassé par une maladie, j’ai frôlé la dépression. Le hasard m’a conduit chez un thérapeute qui proposait un séminaire dans le désert tunisien

VB : Quel âge avais-tu à ce moment-là ?

HR : J’avais déjà plus de quarante ans… presque 45 ans. C’est assez récent. Donc je n’étais pas bien, c’était une période assez compliquée et j’ai été mis en relation avec un homme qui était une sorte de thérapeute, c’était quelqu’un que j’ai détesté mais qui m’a proposé d’aller dans le désert de Tunisie faire une sorte de constellation familiale et c’est là que tout est sorti avec une espèce de violence très spectaculaire. C’est le vaudou qui est sorti et j’ai compris à ce moment-là, tout ce que mes parents cachaient. Avant je n’avais aucune raison d’être impliqué là-dedans et le vaudou qui est plutôt à la mode aujourd’hui était à l’époque un épouvantail, y compris chez les Haïtiens qui pensent que c’est le diable. Le protestantisme pratiqué par ma mère est un antidote au vaudou, un anti-vaudou. Quand une famille haïtienne a des problèmes avec le vaudou, ce qui est le cas de toutes familles haïtiennes, parce que c’est dans nos gènes et qu’on a tous des sortilèges, des traumas, pour en sortir on se convertit au protestantisme, pas au catholicisme parce qu’il y a le syncrétisme, c’est radicalement l’anti-vaudou. Et c’est à ce moment-là en 2012, que je découvre ces forces assez violentes et que je comprends qu’elles viennent du côté de ma mère.

VB : C’est une porte qui s’ouvre pour toi ?

HR : Absolument. Après cette expérience, je n’ai jamais cessé d’explorer mon intériorité. J’ai essayé diverses techniques, mais ne me suis jamais initié au vaudou. Je respecte cette spiritualité, mais il y a certaines forces que je préfère ne pas réactiver. Mon travail photographique, qui est plutôt solaire, pourrait être ma façon de négocier avec ces forces, qui hantent mon histoire familiale.

VB : Qu’est-ce que la découverte de ces forces va changer dans ton rapport à la photographie ?

HR : Je n’ai pas vraiment modifié ma façon de faire des images. Plutôt mon regard sur ces dernières. Comme si l’expérience du désert m’avait appris ce que je photographiais vraiment. Jusque-là, j’étais pétri de références artistiques, cinématographiques et littéraires, inspirées d’une formation élitiste et classique. Le désert m’a mis en lien avec un invisible que mon éducation rationaliste refusait. Mon discours a changé. En acceptant l’aspect sensoriel et intuitif de ma démarche, j’ai eu de plus en plus recours au texte. J’ai compris en quoi mon travail était animiste et j’ai choisi de le revendiquer.

  VB : Donc cette expérience amène principalement l’arrivée de textes ?

HR : En fait, j’écris depuis longtemps mais après cette expérience, j’ai considéré le texte comme un élément indissociable de mon travail photographique. Je m’étais déjà engagé sur cette voie, il y a une dizaine d’années, lorsque j’éditais un blog où je publiais une photo par jour. J’accompagnais certaines images de textes courts où je partageais mes réflexions sur la photographie. Ces analyses, très libres, m’ont aidé à me libérer de mes conditionnements, en m’orientant vers une approche plus radicale. Après mon séjour dans le désert s’est introduit dans mes écrits une vision spirituelle. Je me suis approché du réalisme merveilleux. Je considère la photographie comme un médium habité par de puissantes énergies. Des forces pouvant être créatrices ou extraordinairement morbides. Cette dimension de l’image me passionne. C’est pourquoi l’évènement Arts et Sciences « LE BANQUET DES VIVANTS »[1] au mois de juin dernier au Vent se Lève ! m’a tant intéressé.

VB : Oui, il y a des millions d’images échangées chaque jour sur les réseaux sociaux mais elles ne sont pas anodines et à Photo Doc, on essaie d’apporter notre contribution à la compréhension de ces forces qu’elles portent et c’est l’objet même de cet entretien. Si à une époque où il y avait peu d’images, on pouvait imaginer qu’un photographe était celui qui produisait des photographies, aujourd’hui avec l’arrivée du numérique et de l’IA, la production d’images ne me semble plus suffire à se prétendre photographe… À ce sujet le critique et historien Nicolas Bourriaud que tu connais je crois, dit que les virus « qui se situent dans l’invisible prennent une place très important aujourd’hui, et que cet invisible qui était réservé jusqu’à présent au divin et au théologique revient de manière historique et politique »… Tout cela pour te demander si l’arrivée de la Covid va changer quelque dans ta photographie ?

HR : La Covid n’a fait qu’amplifier une voix en moi qui ne cessait de me tourmenter. Cela faisait un moment que je me disais : « à quoi bon s'acharner à produire des photos ? Elles occupent déjà bien trop d’espace dans nos vies. » J’ai éprouvé le besoin de sortir de la course au « toujours plus » en recyclant mes archives. C’était une façon de prendre du recul pour réfléchir à ce que je voulais vraiment apporter, et en quoi cela pouvait avoir une pertinence dans le chaos actuel. Nous devrions être conscients qu’aucune image n’est neutre. Chacune véhicule une énergie. Celle-ci peut être positive ou toxique. (Reste à définir ce que l’on entend par ces mots. Mais c’est un autre débat). À chacun de choisir ce qu’il veut diffuser dans le monde. La Covid a aussi été pour moi un accélérateur. Il m’a poussé à affirmer, encore plus, ma singularité. J’estime qu’Ibiza Memories est un livre radical, dans la mesure où il tourne le dos aux obsessions modernistes, sans nostalgie.

VB : Mais en même temps, tu me parlais pour ce livre d’une transmission consciente notamment à ton fils et ce que je vois dans ce projet c’est aussi un retour sur ta production et ton passé, un retour en arrière et pas un aller de l’avant… Un questionnement sur le fait de rajouter une image, une volonté de donner du sens à celles qui existent déjà plutôt que d’en produire de nouvelles…

HR : Les images les plus anciennes d’Ibiza Memories remontent à 1981. J’avais alors 18 ans, l’âge de mon fils unique au moment où j’ai démarré ce projet. Bien entendu, ce n’est pas un hasard. Cet ouvrage lui est en partie dédié. C’est aussi son histoire. On le voit d’ailleurs grandir en photo, du ventre de sa mère à la pré-adolescence. C’était une façon pour moi de compenser l’amnésie qui a marqué mon propre parcours. Je souhaitais aussi démontrer dans quelle mesure le passé est créateur de sens. Je dirais même qu’il est fondateur. Pour mieux appréhender l’avenir, il est indispensable de se tourner en arrière. Cela semble une évidence, mais à notre ère technologique, on a tendance à l’oublier.

VB : Dans Ibiza Memories tu dis : « sans fausse modestie, ce que vous créez ne vous appartient pas vraiment ». Je partage complétement cette idée mais dans Le Pouvoir de l’Intime co-écrit avec Christine Delory-Momberger, on prétend justement que cette création qui ne nous appartient pas a comme caractéristique de nous informer sur une part inconnue de nous-même : notre dimension de créateur. Nous prêtons même des vertus politiques à la reconnaissance de cette part de création, la « démocratie sensible », un terme emprunté à Michael Fœssel, qu’en penses-tu ?

HR : Cette réflexion rejoint mes propres observations. Je crois que revendiquer la part créatrice de l’inconscient, c’est accepter cette part de notre être qui nous dépasse et pourtant nous gouverne. J’ai le sentiment qu’un être humain se limitant à son esprit conscient et à la matière comme seul horizon reste incomplet, et ne peut que reproduire à l’infini les mêmes erreurs. À notre époque chaotique, se connaitre soi-même devient un impératif. L’art a son rôle à jouer dans cette quête.  

VB : Comment vois-tu l’arrivée de l’écriture d’une fiction dans ton processus artistique et de création de toi ?

HR : J’ai depuis longtemps conscience d’être difficile à décrypter. La plupart des artistes connaissent ce sentiment. Dès lors que l’on propose un travail complexe, atypique, on se sait opaque pour la plupart de ses semblables. Aussi loin que je me souvienne, je me suis toujours senti en décalage : avec l’époque, la mode, les divers courants sociétaux… En France, on aime beaucoup vous ranger dans des catégories. Il m’a fallu un temps fou pour être simplement pris en considération. Et c’est d’abord venu de l’étranger. Aujourd’hui, c’est en tant qu’artiste « afro diasporique », dénomination qui n’existait pas il y a 10 ans, que l’on me définit. J’ai eu envie d’écrire un roman pour me rendre plus « lisible » et élargir mon champ d’expression. Cela fait des années que je développe une fiction à caractère autobiographique. Ce projet d’écriture est donc une suite logique dans mon cheminement artistique. Ce livre offrira au public la possibilité de se confronter à la trajectoire intérieure d’un artiste afro-descendant. Démarche très marginale dans le paysage culturel français. Ce roman devrait entrer en résonnance avec le travail réalisé pendant plus de 30 ans.



[1] Évènement organisé par L’Observatoire des nouvelles écritures de la photographie documentaire Photo Doc en association avec le GIS Sorbonne Paris Nord - Campus Condorcet




«Les mêmes pensées, les mêmes rêves, depuis tellement d'années ! Depuis que je m'étais engagé sur cette satanée voie. Fotógrafía de mierda ! Si seulement on m'avait dit où je mettrais les pieds, à qui j'aurais affaire. Je me disais que je n'étais décidément pas fait pour ça. Pas préparé pour le grand bain relationnel, la guerre feutrée qui se livrait dans le milieu étroit où, par on ne sait quel tour de passe-passe, j'avais fini par atterrir. Je ne me trouvais pas dans ce que je devenais.»


Henry Roy.
Ibiza Memories




























Dans l’œil de Frédéric Martin,

De l’amour…




Il y a cette femme en train de se laver délicatement la jambe. On devine la chaleur : elle est nue, en extérieur, l’eau jaillit d’un tuyau d’arrosage.

Et immédiatement naît une autre image : une femme nue devant un lavabo dans la chaleur de l’été, c’est le Nu Provençal de Willy Ronis.

Puis une autre, une femme nue encore devant un miroir entrain de se laver aussi : c’est La Toilettedu peintre Pierre Bonnard.

L’Art ne serait-il alors qu’un éternel recommencement ? Bien entendu, les époques s’inspirent les unes les autres. Ronis a sûrement vu la toile de Bonnard, et la photographie du jour est très certainement inspirée par… C’est presque un truisme de le dire. Mais ce qui est plus intéressant, c’est peut-être en quoi la vie se répète et se raconte sans cesse d’une œuvre à une autre. On peut supposer que de très nombreux peintres, photographes ont saisi cet instant intime de la toilette. Pour une grande majorité, leurs œuvres ne sortiront pas d’un cercle très privé. Mais ce qui est saisissant dans cette mise en abyme d’un même motif c’est ce qui attire et pousse l’artiste à faire œuvre. Parce que ces scènes de toilette sont avant tout étrangement banales, quotidiennes, sans cesse répétées. Pourtant, vient à un moment la décision de l’immortaliser, de lui donner un cadre défini, de la figer. Pourquoi ? Peut-être par amour de la personne, parce que toute la simplicité de la relation amoureuse est là dans cet instant. On aime l’autre, on cherche à lui dire, à se le dire, et photographier prend alors une dimension de déclaration. Bonnard n’a eu qu’un modèle toute sa vie durant : sa femme Marthe, Ronis a photographié Marie-Anne sa femme ; ici c’est un moment suspendu, délicat, un moment d’amour, alors même qu’on ne sait exactement les liens qui unissent le photographe et la modèle.

Tout est dit, toute la grâce, tout ce qui fait que l’on aime se condense : il y a le bleu d’un seau, le rouge du tuyau, des plantes, il y a une femme répétant un acte mille fois fait.

Il n’y a plus besoin de mots, de gestes, de déclarations. Il reste la nécessité de l’instant figé.


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