Le zoom de mai 2022 avec Klavdij Sluban

L’Entretien,

Donner une forme visuelle à ce qui est si difficile à représenter
par Christine Delory-Momberger

Christine Delory-Momberger
: Tu es cette année l’invité d’honneur de la Foire PHOTO DOC.. Tu es photographe depuis l’âge de quatorze ans et tu as maintenant une œuvre conséquente. Comment te situerais-tu par rapport aux nouvelles écritures de la photographie documentaire que nous défendons au sein de Photo Doc. ?

Klavdij Sluban : La photographie documentaire est dans sa définition originale une photographie qui documente le réel, prônant un effacement du photographe au profit d’une image « réaliste », mais elle a beaucoup évolué ces dernières années avec l’exploration de nouvelles voies photographiques. Les photographes ont dû se réinventer et je trouve passionnant le chemin qui a été parcouru. Je me sens pleinement engagé dans ces nouvelles écritures de la photographie documentaire, il s’agit de regarder le monde avec un appareil photo en essayant d’être au plus près du réel et de soi-même. Je peux me soucier du monde en ne m’en retirant pas, en m’exprimant personnellement. Le thème de la Foire l’« A(d)venir » me touche particulièrement, on est déjà dans cet a(d)venir et il faut maintenant comprendre comment on y est arrivé.

CDM : Cette année, trois livres de photographies vont paraître : un Photo Poche aux éditions Actes Sud, In Vivo aux éditions IIKKI et un autre en préparation dans une édition suisse. Pourtant, pendant longtemps, tu n’as pas vraiment voulu faire de livres.

KS : Les deux premiers livres que tu évoques sont d’une certaine manière à l’opposé l’un de l’autre. Le Photo Poche reprend une trentaine d’années de photographie, tandis que In Vivo s’est construit sur deux moments. Je photographie des adolescents en prison depuis 1995, j’ai commencé à le faire pendant sept ans avec des jeunes détenus à Fleury-Mérogis et j’ai ensuite continué dans des prisons d’autres pays du monde. En 2014, la prison de Fleury-Mérogis m’a demandé de revenir pour y faire des ateliers de photographie. En 1995, j’ai voulu aller plus loin dans mon travail et j’ai fait des «portraits» de lits vides, des lits « habités » par des jeunes qui restent absents cette fois de mes images. Ils ne changent pas leurs draps bien qu’ils en reçoivent un nouveau jeu chaque semaine parce qu’ils s’en servent pour faire le « yo-yo » et faire passer des objets d’une cellule à l’autre. Ils passent la majeure partie de leur temps sur leurs lits et ces draps sont chargés de leur « vécu », sur les photos les draps semblent sculptés dans la masse. Les murs derrière ces lits sont comme des palimpsestes constitués des différentes couches du passage des détenus qui ont occupé les cellules, leur rage y est inscrite, on y trouve des traces de messages, des graffitis. Les textures se mêlent, les draps, les oreillers comme des linceuls, et les murs. J’ai commencé à photographier au format 24 x 36 mais pour les photographies en prison, je suis passé au format 6 x 7, une pellicule argentique avec seulement dix vues. C’est aussi un boîtier beaucoup plus lent et plus gros qui me convient très bien, surtout par rapport aux prisons où pendant 90 % du temps, il ne se passe rien. La prison est un lieu de non existence.          

Dans la seconde partie du livre In Vivo, on voit des parloirs au Salvador en Amérique centrale. Ce sont des photos devant lesquelles on pourrait passer sans rien voir. Tout est montré dans un cadre très bétonné, deux bancs où sont assis de chaque côté d’une table le détenu et sa famille, un grillage sépare chaque groupe familial. J’ai obtenu exceptionnellement l’autorisation de les photographier le jour du parloir. Je suis allé de famille en famille pour leur demander l’autorisation, l’ensemble du travail m’a pris à peine quelques heures. Ce sont des gens saisis dans leur intimité, parfois une mère touche du bout de ses doigts la main de son fils, un couple se sert les mains très fort, une famille est regroupée avec la grand-mère et les enfants. Ces images montrent peu mais donnent énormément à voir parce que derrière chaque regard, il y a toute une vie. Dans cet instant précis où la famille se réunit autour du détenu, apparaît l’intensité de la relation qui existe entre ses membres.

CDM : Tu parles d’intimité mais ces regards, ces gestes sont une ouverture à l’intime, un intime collectif, celui de la vie de ces gens mais aussi celui de la prison. La question de l’intime est un thème central dans l’Observatoire des nouvelles écritures de la photographie documentaire que nous avons nouvellement créé.

KS : C’est un intime sans esbroufe.

CDM : Il y a un « s’engager avec » dans ta démarche photographique et ton travail dans les prisons tel qu’il ressort de ces deux livres en est un bel exemple.

KS : Je fais peu de livres et là, la même année, il y en a deux d’un coup, presque trois. Je ne me sens jamais prêt pour un livre, on est venu me les proposer et je me suis lancé. Faire un livre a des conséquences, il doit être à la hauteur de mes photos, ce n’est pas une question de qualité mais d’exigence par rapport à moi-même. J’assume ces deux livres comme ceux que j’ai faits par ailleurs. Pour In Vivo, j’ai décidé de faire un « coffret-sculpture ». Le livre se trouve dans une boîte métallique et il y a une petite fenêtre comme une guérite par laquelle on peut voir à l’intérieur. J’ai fait un travail de soudure, j’ai laissé le métal rouiller, c’était long et délicat. J’aime avoir les mêmes problèmes dans ma manière de procéder artistiquement que ceux que j’ai sur le terrain, c’est-à-dire dans mes voyages ou dans la prison.

CDM : Comment te sens-tu concerné par la vie de ces jeunes dans les prisons ? Tu dis qu’il ne se passe rien en prison, que c’est un lieu de la non existence mais ne serait-il pas plutôt question d’une forme d’« exister » comme résistance à cette non existence ?

KS : Le détenu n’existe plus pour la société, il est un numéro d’écrou dans une prison. Il n’a plus d’existence sociale, il est, comme tu le dis justement, dans une résistance à la non existence que fait peser sur lui la société, et cela lui donne à mes yeux plus qu’une existence. Je dirais qu’il a une « sur-existence » parce qu’il est dans une « sur-vie » et c’est pourquoi j’aime être avec ces jeunes détenus et aller dans les prisons, ils sont dans l’instant présent. L’instinct de survie fait puiser très loin en soi, là où on ne savait même pas qu’il y a quelque chose.

CDM : Tu façonnes cet objet-sculpture pour In Vivocomme un artisan. Tu mets les mains dans la matière et tu le laisses advenir avec le temps, la rouille... quelque chose se passe et il faut laisser faire, lâcher prise. Et tu invites le regardeur à faire de même en le faisant entrer par une petite lucarne dans l’enfermement de ces jeunes.

KS : Qu’est-ce qu’on nous donne à voir et qu’est-on capable de voir, mais aussi, qu’est-on capable de montrer de ce que l’on peut voir en tant que photographe ? Personnellement, ce qui m’intéresse, c’est ce qui peut passer inaperçu, et ce qui m’intéresse encore plus, c’est que ce que je montre puisse correspondre à ma manière d’être et de voir. Mes photos ne sont pas de celles qui vous sautent au visage, bruyantes ou tonitruantes. J’essaie de voir au-delà de la prison et du détenu, j’essaie de comprendre la condition humaine. Dans cette société de voyeurisme, on a l’impression qu’on peut tout montrer et tout voir. Le tournant décisif a été l’émission de téléréalité Loft Story où on a filmé des jeunes gens 24h/24h mais on s’est aperçus que cet œil permanent ne montrait pas plus que ne l’aurait fait un montage de séquences choisies. C’est une question de mise en forme visuelle qui permet de tout montrer dans un condensé des situations et la partie « editing » de la photographie est tout aussi capitale que la prise de vue.

CDM : L’objet-sculpture fait en quelque sorte effraction ?

KS : Cet objet-sculpture a été ma manière de prendre le temps, c’était très physique mais la photographie est très physique. Cela fait partie de ma réflexion sur ce qui vient de se passer à un niveau mondial avec la crise sanitaire. L’humanité entière a été concernée et s’est retrouvée liée par quelque chose d’ordre physique. Quel que soit notre degré d’évolution, quelle que soit notre façon de vivre, c’est le physique qui prend toujours le dessus. La prison est physique, mes voyages sont physiques et j’aspire à ce que cela se ressente dans ma photographie. Un portrait de lit n’est peut-être pas physique en soi mais quand on perçoit la texture des draps et des murs, c’est alors qu’apparaît toute la dynamique d’une image qui aurait pu représenter l’immobilisme. C’est aussi une alerte sur ce que signifie mettre un jeune entre quatre murs.

La question de l’a(d)venir me concerne. J’ai le souci de ce que l’on voit et qu’un jour on ne verra plus et la volonté de représenter ce que l’on voit et que l’on ressent. L‘a(d)venir est au cœur de ce que nous sommes en train de vivre.

CDM : Que sommes-nous en train de vivre, selon toi ?

KS : Je pense au moment précis de l’histoire que nous vivons actuellement. On a eu la Covid, maintenant on a Poutine et demain… cela ne s’arrête pas. Nous n’apprenons rien de l’histoire, elle se répète de génération en génération et nous ne pouvons rien améliorer si nous ne tirons aucune conclusion des faits. Comme le disait Wittgenstein : « Pour améliorer le monde, commence par t’améliorer toi-même ». Je ne pense pas apporter de solutions avec mes photos, surtout pas, j’exprime juste ma manière d’être, mon souci de ce qui se passe et que nous ne sommes pas suffisamment attentifs pour améliorer quoi que ce soit.

CDM : Tes images ne cherchent pas à transcrire directement une réalité. Tu la fouilles pour en extraire quelque chose de l’ordre du réel et c’est ce réel de l’image qui est un réel du monde, tel que tu le perçois et le ressens que tu proposes, à un niveau complexe puisque j’inclus dans ta perception ton parcours de vie et d’expériences.

KS : Ce qu’il y a de réel dans mes photographies, c’est l’objet lui-même et la réalité que représenterait la photographie est totalement subjective. Je ne fais pas une photocopie du réel, je me projette dans une réalité que je ressens.

CDM : Il me semble qu’il y a un fil dans ce réel en lien avec un intime personnel et collectif, ce n’est pas une petite histoire de soi à soi, l’intime est chez toi lié à l’exil, il t’habite et habite tes photos de prison, avec ces gens qui sont en exil de la société.

KS : On peut choisir l’exil mais personnellement, je ne l’ai pas choisi, je l’ai subi enfant et il est maintenant profondément ancré en moi. L’exil, c’est aussi la rencontre de gens que je connais ou que je ne connais pas mais envers qui je ressens une dette morale et que je ne veux pas trahir.

Trouver un rapport juste au monde, c’est tenter de le voir avec son propre vécu, sa propre expérience, sans le ramener à une petite histoire personnelle. Dans le Photo Poche, j’ai mêlé des photos de prison et de voyage parce qu’elles parlent de la même chose. Je différencie le sujet du thème en photographie. Le premier colle à la réalité, le second en décolle. Traiter un sujet induira une illustration, le thème permet d'embrasser un champ plus vaste, voire de transcender le sujet. Seule l'écriture du photographe justifie l'approche thématique.

C’est pour cela que je suis si lent. On ne peut traduire que des thèmes que l’on porte en soi, on ne peut pas tricher et l’unique obligation que j’ai en tant que photographe, en tant qu’artiste visuel, c’est d’être au plus juste par rapport à ce que je ressens. Mon obligation première est vis-à-vis de moi parce que c’est moi qui décide en dernier lieu si mes photos verront le jour ou pas. Cela commence par moi mais cela aboutit à moi aussi. Toute la question est de savoir comment être en phase avec soi-même sans être égoïste ou individualiste, c’est-à-dire comment donner une forme visuelle à ce qui est si difficile à représenter.



L’humanité entière a été concernée et s’est retrouvée liée par quelque chose d’ordre physique. Quel que soit notre degré d’évolution, quelle que soit notre façon de vivre, c’est le physique qui prend toujours le dessus. La prison est physique, mes voyages sont physiques et j’aspire à ce que cela se ressente dans ma photographie.

























Dans l’œil de Frédéric Martin,

Les Lambeaux



Il regardait en arrière alors que je regardais en arrière dans ma vie, comme un retour sur le passé récent et sa douleur. Dans la lumière pâle, son visage fermé, peut-être triste ou mélancolique, me renvoyait à mes propres heures de mélancolie, ma vie en lambeaux et ma tristesse. Une main levée, esquisse incertaine d’un au revoir, d’un adieu.

Cet homme, ce voyageur dans ce train, c’est moi. C’est vous. C’est nous. Je crois que c’est une des composantes essentielles des photographies de Klavdij Sluban : nous sommes ces humains, ces vivants et ils sont Nous. Une part de nous.

Comment s’opère le choix de la photographie dont va traiter cette chronique ? Pourquoi plus celle-ci qu’une autre ? Au regard de la vaste production de Klavdij Sluban, décider que ce sera cette image de cet homme dans ce train n’a rien d’anodin. Je suis de plus en plus convaincu que l’image que je commente émerge parce qu’elle fait écho à un instant de ma vie. Parce que c’est celle-ci et ça ne pourrait pas être une autre.

Ma vie est cet homme, ce train, ce noir et blanc. Ma vie est la vibrante mélancolie qui habite le travail du photographe. Toute ma vie ? Non. Ma vie en cet instant. Et, il peut être bon de s’interroger sur le « pourquoi » de cette attraction vers telle ou telle écriture. Nous, les spectateurs, nous nous tournons vers une image plutôt qu’une autre, parce qu’elles viennent nous donner, peut-être même nous expliquer, où nous en sommes.  

Un jour, les plaies se refermeront, un jour le chagrin, la colère, laisseront place à des sentiments diffus, aux tons plus légers. Ce sera le moment du souvenir. Et quand il sera là, alors je tournerai la page pour contempler une nouvelle page, une nouvelle photographie.

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