Le Zoom de septembre 2024 avec Marie Moroni


Bien naître… Une nouvelle histoire de la photographie documentaire
par Charlotte Flossaut et Valentin Bardawil


Charlotte Flossaut : Tu n’as pas commencé tout de suite à être photographe, comment as-tu rencontré la photographie?

Marie Moroni : Ma mère faisait tout le temps des photographies pour les albums de famille et si je n’avais pas à cette époque une sensibilité particulière à regarder les photographies, c’est plus tard en faisant une École d’Arts appliqués que j’ai commencé à m’y intéresser. C’est là que j’ai appris la photographie et que j’ai commencé l’argentique même si c’était une option dans cette école. Je me souviens aussi d’un voyage à Prague où j’ai découvert dans un vide-greniers, un livre de Josef Sudek, j’ai été très touché par ses ambiances et ses natures mortes. Et puis il y a le cinéma, j’ai toujours été fan de l’esthétique cinématographique. Je pense à Kieslowski dont les images me parlaient.

CF : Cet argentique que tu utilisais à l’école t’avait été confié par qui ?

MM : C’était l’appareil de ma mère, un Minolta X700. Un peu plus tard, j’ai eu un amoureux qui m’a dit que j’avais quelque chose à faire avec la photographie et qui m’a vendu son Nikon FM2. J’aurais pu à ce moment-là m’engager dans la photographie mais je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas fait. Sans doute un manque de légitimité. Ma mère était artiste et il ne pouvait y avoir qu’une artiste à la maison. La photographie aurait pu être pourtant un moyen de m’exprimer mais cela ne m’était pas possible à ce moment-là.

Valentin Bardawil : Ta mère était artiste dans quel domaine?

MM : Elle était brodeuse contemporaine.

CF : La broderie était une transmission familiale ?

MM : Ma grand-mère était paysanne et à cette époque, on brodait les trousseaux, les rideaux. Il y a quelque chose de l’ordre d’une transmission, c’est évident, en tous les cas au niveau du savoir-faire.

VB : Quelle était la pratique photographique de ta mère?

MM : Elle faisait de la photographie en amateur même si elle faisait de la macro et qu’elle pouvait sortir du cadre strictement « photos de famille ». La photographie n’a jamais été un médium créatif pour elle. Ma mère n’avait pas un «œil photographique» mais en ce qui me concerne, je crois que je l’ai toujours eu. Quand je vois quelqu’un ou même un paysage, je vois systématiquement une « image » et cela depuis toujours. Aujourd’hui la photographie est mon médium. Après, je suis très créative et j’aime faire beaucoup de choses comme de la céramique, de la couture mais la photographie reste mon médium d’expression personnelle.
J’ai le souvenir d’une après-midi entre copines, on avait vingt-cinq ans et une amie a sorti toutes les robes de sa mère que son mari banquier lui avait achetées lors de ses voyages. Elle avait une collection incroyable et elles ont passé l’après-midi à s’habiller. À l’époque, j’avais pris mon appareil photo, je m’étais dit : « on ne sait jamais » et j’avais immortalisé la séance d’essayage. Avec le recul, la séance était très intéressante et c’était pour moi malgré la distance que donnait l’appareil, une manière de vivre ce moment avec elles et de le garder. C’est vraiment là que j’ai pris conscience que j’avais une place auprès de mes amies même si je ne participais pas à la séance d’essayage parce que j’avais un appareil photo entre les mains. J’ai une connexion quand je suis avec un appareil. Je suis vraie. Quand j’exerçais mon métier de scénographe artistique, j’avais toujours l’impression de tricher, de ne faire que de l’esthétique, du beau. Je cherchais la circulation des lieux, la cohérence du décor, à donner du sens. Je cherchais à séduire. Je vois aujourd’hui cette démarche comme du « fake », un décor. En photographie, je ne peux pas tricher.

VB : Est-ce que cette notion de « vérité » que tu vois dans la photographie, ne vient pas justement du fait que tu sois liée à la photographie par la famille? 

MM : Oui, c’est certain que la photographie est une manière de prendre ma place dans la vie.

CF : Et tes histoires photographiques ont toujours un lien avec ta famille?

MM : Oui toujours … même si je le découvre généralement toujours par la suite, lors de l’editing.

CF : Tu as été une scénographe réputée pourquoi as-tu arrêté un métier qui marchait bien pour toi ?

MM : Suite à ce travail avec ce groupe d’amies, j’ai régulièrement créé des visuels photographiques pour un créateur de sac lors de la sortie de ses collections mais j’avais mis ma photographie personnelle de côté, et puis j’ai eu l’opportunité de devenir scénographe professionnelle. Cela marchait très bien pour moi et même si j’ai toujours adoré ce que je faisais, il y a neuf ans, suite à un gros projet avec Macha Makeïeff, j’ai fait un burnout et je suis tombée malade. J’ai eu 40 de fièvre pendant quinze jours sans avoir de symptômes clairs. Je n’avais rien de grave mais j’étais quand même au fond du lit. À cette époque, je faisais de la photographie en dilettante mais quelques temps avant cet épisode, j’avais fait un stage qui m’avait donné des bases sur le travail en numérique. Et c’est juste quand j’étais au fond du lit qu’une amie m’appelle pour me dire qu’elle venait de monter une coopérative de brodeuses au Rwanda et qu’un de ses clients cherchait un photographe pour remplacer celui qui venait de les planter. Il ne donnait pas de salaire pour le photographe mais il payait le billet et le logement pendant trois semaines. Je lui ai tout de suite répondu : « j’arrive »…

CF : Cet appel est arrivé exactement au moment tu étais en burnout au fond du lit?

MM : Exactement au même moment. Mon amie savait que je pensais à reprendre la photographie et elle avait déjà vu certaines images que j’avais fait lors de mes voyages précédents, ce qui lui avait fait penser à moi. Elle était très surprise de la rapidité avec laquelle j’ai accepté sa proposition et elle voulait que j’en parle à mon compagnon, elle savait que j’avais aussi un fils de cinq ans mais j’étais convaincue de devoir y aller. Un mois après, je pars tout en sachant au fond de moi que c’était le début d’une période de ma vie où j’allais enfin m’exprimer personnellement et faire les choses pour moi. Quand je suis arrivée dans le village, j’ai réalisé la commande de reportage dans l’atelier. Il me restait ensuite du temps pour un projet personnel. J’ai commencé à photographier leurs mains qui brodaient. Je n’avais jamais fait de portraits, que des natures mortes, des scènes de vie, ce que j’appelle les petits riens, la poésie du quotidien… Ce qui est drôle c’est que la formation que je venais de faire était justement avec un portraitiste qui travaillait pour Libé et je lui avais dit que c’est bien de faire du portrait mais pour ma part je n’en ferai jamais. J’avais parlé un peu vite ! En arrivant au Rwanda, je prends instantanément conscience que je n’aurais pas d’autre choix que de faire le portrait de ces femmes et je ne savais absolument pas comment m’y prendre. En plus, la lumière du Rwanda est très dure et la peau très noire de ces femmes ne me simplifiait pas la tâche. J’ai trouvé une toute petite pièce à côté de l’atelier qui était éclairée par une fenêtre latérale et j’ai décidé d’en faire mon atelier. En utilisant des petites choses très instinctives, j’ai commencé à faire les portraits de mes brodeuses, et cela a fonctionné. Très rapidement, j’ai vu que j’avais quelque chose à dire avec ce travail.

CF : C’est avec ces portraits de brodeuses que le monde de la photographie va découvrir ton travail et que tu vas être remarquée. Avais-tu tout de suite en tête ce lien qu’avait ta série photographique avec ta vie personnelle et le fait que ta grand-mère mais surtout ta mère était brodeuse?

MM : Pas du tout. En fait, c’est un peu comme si la photographie me servait à voir des choses que je n’arriverai pas à voir sans elle, elle est ma quête de vérité… Pourtant, le métier de brodeuse contemporaine n’est pas si fréquent et j’ai beaucoup vu ma mère broder. Est-ce que c’est pour cela que cette amie qui était aux Arts Appliqués avec moi et qui connaissait le métier de ma mère m’a proposé ce travail? Peut-être! En tous les cas moi, je n’ai pas du tout vu le rapport quand j’ai révélé ce travail sur ces brodeuses rwandaises qui donnent l’impression de sortir l’ombre.

CF : Tu emploies le mot « révéler » et il y a quelque chose dans ton travail de cet ordre-là…

MM : Je me révélais autant qu’elles mais ce dont j’ai véritablement pris conscience en faisant ce travail, c’est que ce que j’aime le plus au monde c’est l’humain.

VB : Qu’est-ce que ces femmes brodent dans cet atelier?

MM : L’atelier a été monté par des Sœurs Belges qui voulaient apprendre un métier à ces jeunes femmes mais au moment du génocide, les sœurs sont reparties dans leur pays et l’atelier a fermé ses portes. Mon amie a retrouvé une vingtaine de ces brodeuses et elle les a aidées à remonter une coopérative pour qu’elles soient indépendantes. Elle leur amène aussi le marché même si elles peuvent avoir aussi des commandes de leur côté.

VB : Ces portraits représentent aussi des femmes qui s’émancipent après un génocide?

MM : Le Rwanda est un pays très matriarcal d’une part à cause du nombre d’hommes qui ont été tués à la guerre mais ce n’est pas la seule raison. Ici, il est courant que les femmes travaillent pour faire vivre les familles.

CF : Comment ces femmes ont-elles accueilli ton travail?

MM : Elles ont toutes accepté sans doute en pensant que ce travail leur amènerait davantage de clients. Lorsque je suis retournée là-bas un an après, accompagnée d’une journaliste, j’avais eu une commande du journal d’Amnesty International, j’en ai profité pour finir ma série et leur donner leurs photos. Sur le coup elles ne m’ont rien dit mais dès que j’ai eu le dos tourné, elles ont éclaté de rire et se sont montrées leurs portraits les unes aux autres. Elles n’avaient pas du tout un regard sur la photographie en elle-même mais surtout sur leur image.

CF : Tu commençais la photographie à ce moment-là, comment ton travail a été repéré?

MM : C’est en faisant un workshop que j’ai rencontré une autre participante, la photographe Andréa Mantovani qui m’a dit qu’il se passait quelque chose dans mes images et qui m’a encouragé à les montrer. Et c’est plus tard en faisant une lecture de portfolio avec Meyer et Denis Bourges de Tendance Floue que même son de cloche, ils m’ont exhorté à envoyer mon travail. Les encouragements sont précieux dans ce milieu où la concurrence et la jalousie sont de mise. Je n’avais aucune idée de la valeur de ces photographies mais je les ai écoutés et j’ai été sélectionnée à tous les festivals où je les ai envoyées.

CF : À quels festivals as-tu été sélectionnée?

MM : Il y a eu Circulation(s), Itinéraire des photographes voyageurs à Bordeaux, j’ai été résidente à la villa Pérochon, j’ai exposé au PhotoBrussels Festival, Brigitte Patient m’a interviewée sur France Inter, j’ai été lauréate de la Bourse du talent … J’ai eu une vingtaine d’expositions en deux ans.

CF : Peux-tu nous parler de tes autres projets et surtout de ton second celui sur ton retour en Italie qui a été soutenu par le CNAP?

MM : En fait c’est un quatrième projet. Le deuxième est un travail expérimental que j’ai fait à la Villa Pérochon et pour lequel j’avais dix-huit jours. J’avais choisi de faire une série de portraits de nuit de Niortais, éclairés à la lampe à pétrole. C’est avec ce travail et le portrait de Gérard que j’ai rencontré dans une petite maison du marais poitevin que j’ai eu le National Sony World Photography Awards. J’ai aussi un projet en cours sur les grottes des gorges du Gardon à côté de chez moi que je n’arrive pas à finir. Comme par hasard je reviens m’installer dans la région du berceau familial maternel et je fais un travail sur les grottes. Le lien me semble assez évident… Mais j’accepte de le voir maintenant et je me rends compte que la photographie m’est très personnelle. Je viens d’une famille qui s’est construite avec énormément de secrets et de non-dits, je fais vraiment un travail de mémoire. Mais pour en revenir à ta question et au voyage en Italie, c’est en voulant candidater pour la grande commande lancée par la BNF que je me suis interrogée sur mes réelles motivations, mes envies et sur ce que j’avais envie de dire. Je me suis demandée à quoi bon proposer un projet que je ne ferais pas si je n’avais pas la Bourse. C’est là que m’est venue l’idée de travailler autour de mes origines italiennes, mon père était décédé quelques années auparavant, je porte le nom de Moroni, j’ai un physique méditerranéen mais je ne sais rien sur la région d’où je viens. J’ai eu envie de faire un voyage pour retrouver mes racines. Et très vite m’est venue l’idée de le faire à pied. Dans le sens inverse de mes aïeux immigrés qui sont venus d’Italie en France en 1901… Ils étaient partis de Calcinaia une petite ville située à côté de Pise pour arriver à Aigues-Mortes. Pourquoi ai-je voulu remonter le temps ? Je n’en sais rien… Ce qui est certain c’est que je voulais arriver en découvrant un nouveau pays. J’ai finalement écrit ce projet et je l’ai proposé au CNAP qui m’a sélectionnée. Je suis surprise à chaque fois qu’un de mes projets est accepté parce que j’ai un parcours modeste mais là-aussi je devais tomber au bon moment. Je me suis donc préparée physiquement pour ce voyage parce que je m’apprêtais à faire deux mois de marche toute seule avec mon sac à dos. Il faut savoir que je ne suis pas du tout une sportive, ni une randonneuse.
Une semaine avant de partir suite à un article qui avait été publié dans le Midi Libre sur mon projet et dans lequel j’expliquais mes intentions, un homme me contacte…

VB : Comment se fait-il que tu aies eu un article dans un journal sur un futur projet?

MM : J’avais évoqué mon projet de voyage vers l’Italie dans un magazine d’Uzès qui avait fait un papier sur moi et une fille du Midi Libre qui l’avait lu m’avait proposé d’écrire un papier plus spécifiquement sur ce voyage. Et c’est comme cela qu’un homme découvre cet article en lisant le journal et me contacte par l’intermédiaire de la journaliste pour m’annoncer que nous sommes de la même famille. J’étais en train de faire l’arbre généalogique de la famille, je retrouve son nom et découvre qu’on a effectivement la même arrière-arrière-grand-mère. C’est par cet homme que j’apprends que son arrière-grand-père, donc mon arrière-grand-oncle, le célèbre Paolo Dottini travaillait en France à la fin du 19e siècle comme saisonnier dans les salins du midi et qu’il était retourné en Italie huit ans avant que mes aïeux viennent s’installer dans la région. Il avait fui après le massacre d’Aigues-Mortes perpétré contre les Italiens en 1893 et durant lequel il avait assisté au meurtre d’un de ses amis. Et ce qui est incroyable, c’est que Paolo Dottini est parti à pied d’Aigues-Mortes jusqu’à Calcinaia… exactement le chemin que j’allais faire. Je me suis dit que l’instinct était bon et évidemment cette information a changé ma vision des choses. Il devenait probable que c’était par le retour en Italie de Paolo Dottini que ma famille avait eu les contacts nécessaires pour venir s’installer en France. À cette époque, on ne partait pas n’importe où et n’importe comment s’installer dans un autre pays.

VB : Incroyable cette histoire ! Au moment où tu t’apprêtes à prendre la route pour aller à la rencontre de tes aïeux, tu es informée par un descendant de Paolo Dottini, que plus d’un siècle avant toi, il avait lui-même pris cette même route à pied pour permettre à tes arrière-grands-parents de venir s’installer à Aigues-Mortes?

MM : Et ce qui est encore plus incroyable, c’est que ce cousin que j’ai rencontré, ne va jamais dans les cafés et ne lit jamais le Midi Libre. Ce jour-là, il avait rendez-vous avec un ami qui était en retard, c’est comme cela qu’il tombe sur cet article qui n’était pas en une du journal comme on peut l’imaginer. Il voit mon nom qui lui dit quelque chose. Il contacte la journaliste. Il faut quand même le faire… Cette histoire m’a réjouie parce que j’avais vraiment insisté pour faire ce voyage à pied malgré la majorité de mes amis qui me conseillaient de le faire en vélo ou en bus…

CF : Tu as donc fait le chemin à pied comme Paolo Dottini avant toi?

MM : Exactement et pour continuer dans l’incroyable, avant la rencontre avec ce «nouveau» cousin, comme il n’existe que peu de livres sur ce massacre d’une dizaine d’italiens en 1893 —récemment, une BD est sortie donc les gens sont davantage informés—, je m’étais mis en relation avec un écrivain-historien spécialiste de cet évènement qui s’appelle Enzo Barnaba et qui est l’auteur de «Mort aux italiens». Je voulais connaitre le contexte de l’époque et il insistait presque lourdement en me parlant de cet évènement. Mais comme pour le «portrait» qui ne m’intéressait pas avant de rencontrer ces femmes au Rwanda, je lui avais dit que je trouvais formidable qu’il m’enrichisse sur l’histoire des exilés italiens dans la région mais je ne voyais aucun lien entre ce massacre et mon histoire familiale… et je finis par découvrir l’existence de Paolo Dottini…
Je ne suis pas du tout croyante mais je suis de plus en plus convaincue qu’à un moment on est sur son chemin… Finalement, j’ai quand même réussi à faire ce voyage seule en 49 jours, sans avoir un souci, une mauvaise rencontre. J’en suis revenue, transformée. Je m’en rends particulièrement compte avec le recul, un an après.

VB : Qu’est-ce qui a changé dans ta vie?

MM : J’ai retrouvé ma famille intérieure et mes racines… Pendant ce voyage, j’ai aussi découvert un certain nombre d’histoires concernant ma famille. Enzo Barnaba m’avait envoyé une liste des employés saisonniers de cette époque sur laquelle était écrit le nom de cet arrière-grand-oncle, Paolo Dottini et de ce qu’il avait laissé en fuyant. J’ai aussi appris par un historien rencontré par hasard à Calcinaia qui parlait français et qui avait écrit un livre sur l’immigration italienne de Calcinaia en Camargue, que ce même Paolo Dottini avait demandé une compensation financière pour avoir perdu son travail suite à sa fuite. J’ai découvert aussi certains éléments sur la mort de mon arrière-arrière-grand-mère, Clorinda Giuntolli, morte dans un asile psychiatrique deux ans après le départ de ses enfants vers la France en 1901. C’est comme si je retrouvais les histoires qu’on ne m’avait jamais racontée.

CF : Tu as parlé de toutes ces découvertes à tes parents?

MM : Mes parents sont tous les deux morts, ma mère il y a seize ans et mon père il y a huit ans…

VB : Ton père est mort au moment où tu commençais la photographie?

MM : Juste après, mais j’ai ressenti sa disparition comme une autorisation à chercher la vérité.

VB : Tous ces aïeux à qui tu as redonné une histoire, est-ce que tu les retrouves dans les photos que tu as faites lors de ton voyage?

MM : Bien sûr… J’ai pris les plus petits sentiers qui longeait la Méditerranée en imaginant le chemin qu’avait pris Paolo Dottini. Il n’avait pas de carte, il était donc obligé de longer la mer pour ne pas se perdre. Dans les photos, j’ai enlevé tout signe d’urbanisation en essayant de voir les paysages et les gens tels qu’il les avait vus exactement cent-trente années avant moi. Le dernier portrait que j’ai fait est un homme photographié quatre jours avant d’arriver qui se nomme Italo, je ne peux pas avoir d’autres images dans ma sélection après lui parce que pour moi cet homme incarne Paolo Dottini, mon arrière-grand-père Giovanni, mon grand-père Celestino. Et ce qui est drôle c’est qu’en plus il ressemble à mon père qui à la fin de sa vie s’était laissé pousser la moustache pour ressembler étrangement aux italiens qui travaillaient dans les salines d’Aigues-Mortes que j’ai vu sur une carte postale chinée. Même toi, Charlotte, tu as vu lors d’une lecture la correspondance entre mon arrière-arrière-grand-mère morte dans l’hôpital psychiatrique de Volterra et cette jeune fille que j’avais photographiée au visage très doux avec les bras croisés dans une très belle chemise blanche qui semblait être dans une camisole… Et tout cela a était fait parfaitement inconsciemment bien sûr.

CF : Tu en es où de ce travail?

MM : Je suis en cours d’éditing et j’ai décidé de faire exister mon carnet de route. Je mets des mots sur mon voyage et mon expérience vécue. Par exemple, au moment du départ d’Aigues-Mortes pour Calcinaia, j’ai pris une allée dans laquelle les pins parasols avaient été massacrés. C’était des arbres centenaires et peut-être même plus anciens, ils étaient tous couchés sur le sol. Un homme me voyant photographier commence à avoir peur et me demande ce que je faisais comme photos, je comprends alors qu’il s’agit d’un gros carnage écologique mais symboliquement, c’est quand même fort. En retranscrivant mes notes prises lors du voyage, j’ai écrit que c’était comme si ces arbres qui avaient sans doute vu mon arrière-grand-oncle ne pouvait plus témoigner, comme si on m’empêchait de savoir la vérité. En partant je ne savais pas ce que je cherchais c’est vraiment en voyant ces images que quelque chose s’éclaire et que je mets du sens sur toute cette histoire. On m’a souvent reproché d’être dans une photographie esthétisante et j’ai pensé pendant des années que je n’avais pas grand-chose à dire, je me rends compte aujourd’hui que mes images sont indissociables de cette enquête et de tout ce que je vous raconte. Je réfléchis aujourd’hui à un livre pour partager tout cela.

CF : Qu’est-ce que la marche a amené à tes photos?

MM : Faire des photos en marchant est très difficile. Tu as besoin d’un rythme pour marcher et le fait de photographier te coupe ton rythme. En plus quand tu croises quelqu’un et que tu as envie de le photographier, tu n’as qu’une seconde. Tu ne vas pas lui courir après avec un sac à dos de 13kg. Tu dois redoubler d’énergie pour rencontrer quelqu’un et le photographier. Je suis revenue épuisée de ce voyage, il m’a fallu presqu’un an pour m’en remettre.

CF : La marche, c’est aussi un autre espace-temps?

MM : Absolument, on est dans une grande liberté quand on marche, d’abord on est qu’avec soi-même, c’est une bulle on est seule au monde. Mais pour moi la marche s’est imposée parce que je voulais aller à la rencontre de mon histoire.

CF : Sais-tu quand tu vas reprendre ton projet sur la grotte?

MM : Pour l’instant, je n’arrive pas à le mener. J’associe la symbolique de la grotte à la renaissance, c’est le ventre de la mère. Aux Arts appliqués j’avais beaucoup travaillé sur l’allégorie de la caverne de Platon et le fait d’avoir une vision très déformée de la vérité. J’ai compris que cette vérité concernait aussi ma famille et la transmission des informations. J’ai le sentiment, même s’il est un peu fort, d’être mal née et tout le travail photographique jusque-là m’a permis de renaitre. C’est peut-être maintenant que je vais trouver la clé pour finir ce projet… pour enfin « bien naitre »…



« Aux Arts appliqués j’avais beaucoup travaillé sur l’allégorie de la caverne de Platon et le fait d’avoir une vision très déformée de la vérité.
J’ai compris que cette vérité concernait aussi ma famille et la transmission des informations. J’ai le sentiment, même s’il est un peu fort, d’être mal née et tout le travail photographique jusque-là m’a permis de renaitre. C’est peut-être maintenant que je vais trouver la clé… pour enfin « bien naitre »…»