Le zoom de mai 2023 avec Sitor Senghor

L’Entretien,


La beauté et le détail. Faire de sa vie une oeuvre
par Christine Delory-Momberger et Valentin Bardawil


Ce Zoom du mois est notre premier entretien avec un directeur de galerie. Les photos qui l’accompagnent sont celles de Jesse A. Fernandez, l’artiste que Sitor Senghor, directeur de la galerie Orbis Pictus, présente au prochain Salon des nouvelles écritures de la photographie documentaire que nous organisons à la Halle des Blancs Manteaux les 12, 13 et 14 mai 2023 prochain.

Si la parole des photographes nous a toujours paru une source inspirante de création, le “pouvoir de l’intime” chez un directeur de galerie nous semble tout aussi passionnant. Comment en arrive-t-on a représenter des photographes? Comment un directeur de galerie continue-t-il à faire vivre l’œuvre des artistes qu’il représente… Voilà un certain nombre de mystères que nous tentons de lever ici avec le séduisant et généreux Sitor Senghor.

Christine Delory-Momberger : Sitor, qui es-tu?

Sitor Senghor : Si je devais me définir, je dirais que je suis obsédé par la beauté et le détail. La beauté parce que j’ai besoin de sa vibration pour être bien. Si je passe des moments difficiles, le fait d’être entouré de belles choses peut me guérir. Quand je cuisine, la présentation d’un plat est pour moi essentielle, tout comme le choix des légumes, des ingrédients, c’est quelque chose qui fait partie de mon identité. Ma passion du détail vient du fait que j’ai toujours beaucoup regardé, et cela depuis l’enfance, sans doute à cause de la fonction de mes parents qui étaient diplomates dans des pays difficiles. Enfant, je me retrouvais souvent seul, ou avec ma sœur, on ne pouvait pas circuler librement et donc on observait toujours tout autour de nous, que ce soit à Rio où j’ai passé les toutes premières années de ma vie ou à Rome ensuite. C’était l’époque des Brigades rouges où la crainte d’être enlevé était réelle. C’était pour nous une sorte de confinement permanent. On était conduit à l’école et on venait nous rechercher pour nous emmener déjeuner. On n’a jamais pu trainer dans un bar à jouer au flipper, c’était impensable pour nous. À Rome, cela m’a permis d’être plus proche de mes amis qui vivaient dans les mêmes conditions que moi. C’étaient des enfants de l’aristocratie romaine qui étaient aussi au Lycée français et tout comme moi, ils ne pouvaient pas sortir de chez eux. Alors on allait chez les uns et les autres et je voyais sur les murs de leurs appartements des Raphaël, des Léonard de Vinci, des Botticelli… Pour moi qui n’ai jamais fait d’école d’art, c’est là que mon œil s’est formé, en côtoyant ces chefs-d’œuvre mais aussi en accompagnant Papa qui était ambassadeur et qui avait la chance d’avoir accès à des lieux fermés au public. On allait au Vatican quand on voulait, à la chapelle Sixtine, je suis monté sur les échafaudages pendant les travaux de rénovation et j’ai vu les formes sidérantes représentées sur les fresques presque déformées parce qu’elles ont été peintes en fonction du fait qu’elles seraient vues d’en-bas, et malgré la distance qui les sépare des regardeurs, elles sont richissimes en détails, les cils des personnages sont dessinés. Le détail et la beauté sont bien les deux choses qui me définiraient le mieux.

CDM : Tu entres donc très tôt de cette façon dans le monde de l’art?

SS : C’est une sensibilisation mais formellement, j’entre dans le monde de l’art en 2007 et je deviens galeriste en 2014. C’est à ce moment-là que je formalise les choses et décide d’aider les artistes et défendre l’art Africain. C’était pour moi une manière de retrouver mes racines. Je n’ai jamais habité au Sénégal, mon pays d’origine parce que mes parents étaient en poste à l’étranger. Là-bas, on avait la maison des grands parents, des cousins, mais nous, nous n’avions pas de maison de famille. Mais si on n’avait pas de lieu fixe, il a toujours été important pour moi d’être à la hauteur du nom que je porte et m’occuper d’artistes africains était un moyen de poursuivre ce qu’avait fait mon grand-oncle [Léopold Sédar Senghor] pour les artistes et pour les arts. J’étais fier que ce nom continue à travers moi à être associé à l’art. Quand on s’improvise marchand d’art, il faut quelques atouts et choisir le côté africain me rendait les choses plus faciles, dans le regard des autres, mon nom me donnait une certaine légitimité.

CDM : Quelle est ta filiation précise à ce grand-oncle?

SS : Le président Senghor était le petit frère de mon grand-père. Mais il y avait des écarts de générations importants parce que mon arrière-grand-père s’était marié cinq fois, ; la mère de mon grand-père était la première épouse, celle du président la dernière. Papa a dédié sa vie à son oncle et parrain et à son pays natal, presque au détriment de sa famille directe, question de devoir et de génération. Le président était néanmoins toujours proche se mêlant de choses qui pouvaient sembler anodines dans nos vies à ma sœur et moi, comme le choix de la deuxième langue à l’école, ou corrigeant les lettres que nous lui adressions !

VB : Que faisais-tu avant d’entrer dans l’art en 2007?

SS : Je finis mes études supérieures avec un diplôme d’école de commerce et je deviens banquier pendant dix-huit ans. Je m’occupais de structurer des financements pour des compagnies aériennes et de riches particuliers principalement situés au Moyen Orient qui voulaient acquérir des jets privés. Ce qui était passionnant parce que même si les montages financiers, comptables ou fiscaux étaient toujours les mêmes —in fine on prête de l’argent et on veut être remboursé— quand on travaille avec des pays du Moyen Orient, on travaille à un autre niveau qu’avec les directeurs financiers de compagnies européennes. On est plus proche du pouvoir dans des pays qui sont situés dans des zones ultra sensibles ; il m’arrivait souvent de faire la tournée des capitales sinistrées, Téhéran ou Beyrouth, c’était avant la guerre bien sûr. Et si je suis resté si longtemps dans ce monde de la banque, c’est que mes interlocuteurs étaient fascinants. J’avais avec tous ces gens des relations personnelles et privilégiées. Il nous arrivait de nous retrouver le soir à de grandes tablées et tout le monde était mélangé, plus de frontière entre les pays, les hommes, les femmes, les chrétiens, les musulmans... On pouvait parler de tout, et on se serait cru à Rome ou à Athènes. Je me souviens de moments de tension avec Israël, pendant lesquelles les Jordaniens me racontaient que quand il s’agissait de régler les problèmes d’eau, les Turcs, les Syriens, les Irakiens, les Jordaniens, les Israéliens arrivaient à tous se retrouver autour de la table pour discuter. Dans ces moments-là, ils arrivaient à s’entendre pour résoudre les problèmes. J’ai été confronté à ça dans toute ma carrière bancaire.

CDM : Pourquoi décides-tu de quitter le monde de la banque?

SS : À la quarantaine, j’ai décidé que cela suffisait. Je n’avais pas de vie ou plutôt ma seule vie était la banque. J’habitais Dubaï la plupart du temps et je donnais tout à des étrangers même si j’avais un cercle de bons amis que je gâtais énormément quand je les voyais. Mais ce n’était pas une vie.

CDM : Qu’est-ce que tu voulais instaurer comme vie?

SS : Je voulais une vie personnelle et bâtir quelque chose, ce que je n’avais jamais pu faire jusque-là. Donc en 2005, je quitte la banque, ce qui n’est pas évident d’abord quand on est en France avec une carrière tracée, ensuite parce que je pensais ne rien savoir faire d’autre. Je suis allé prendre conseil auprès d’amis anglais et américains qui ont l’habitude de ces changements de vie. Par ailleurs, je m’intéressais déjà à l’art, j’allais dans les galeries, je collectionnais les œuvres, j’étais attiré par ce milieu et j’avais en tête de monter un fond d’art qui ne serait pas purement spéculatif mais permettrait aussi de sortir des œuvres des coffres, les rendre accessibles et visibles. Ce projet s’est définitivement arrêté avec la crise bancaire de 2008.

CDM : Tu as dû reconsidérer ton projet?

SS : Oui, j’avais déjà commencé à aider une amie dans l’édition qui avait redécouvert les photos de son oncle Henri Huet, un des plus grands photographes de la guerre du Vietnam, mort dans un crash d’hélicoptère. Je l’ai accompagnée à Visa pour l’image, on est allés voir Horst Faas, le directeur de la photographie d’AP (Associated Press) pour faire un livre. Nous avons réussi à faire une expo à la MEP après d’innombrables réticences et grâce à l’aide de Christophe Girard. C’est d’ailleurs à cette occasion que j’ai pour la première fois mesuré l’importance de mon nom pour ouvrir des portes.
Puis je suis parti vivre à Ramatuelle où je me suis associé avec deux personnes, un architecte et une ancienne banquière comme moi et tous les trois nous avons œuvré dans un cabinet d’architecture et d’architecture d’intérieur doublé d’une galerie. Trois activités dans le cœur d’un village un peu endormi.

CDM : Cela se passait en quelle année?

SS : C’était en 2007. J’ai vécu là-bas entre 2007 et 2013, pendant six ans et en faisant de nombreuses expositions l’été. Avant de partir, j’ai monté une très belle exposition de Kimiko Yoshida, ma dernière. Pour faire monter les invités au village de Ramatuelle, on avait même monté un ballet de Preljocaj en faisant travailler tous les enfants des conservatoires de danse de la région sur un faux flashmob[1], ils devaient emmener les gens de la place du village au lieu de l’exposition.

CDM : À ce moment-là, tu n’étais pas seulement orienté photographie?

SS : Non pas exclusivement.

VB : Comment rencontres-tu le travail de Jesse A. Fernandez le photographe que tu présentes cette année au Salon?

SS : Je connaissais très bien sa veuve que j’avais rencontrée alors qu’elle s’occupait du mécénat à la banque. À l’époque, je ne savais pas qui était son mari!

VB : Donc ta rencontre avec Jesse s’est faite quand tu étais encore à la banque?

SS : Via la banque oui mais j’étais déjà à Ramatuelle ; un jour la veuve de Jesse me dit : « tu devrais regarder les photos de mon mari ». Je les ai trouvées fabuleuses et je les ai immédiatement exposées.

VB : Finalement même si tu n’as pas réussi à monter ce fond d’art, tes années à la banque ont été déterminantes dans ce que tu fais aujourd’hui?

SS. Oui, j’ai gardé beaucoup de contacts et même certains de mes anciens clients sont aujourd’hui des acheteurs dans une gestion alternative de leur patrimoine. En y repensant, j’ai exposé beaucoup de photos à Ramatuelle. J’avais exposé de très belles photos des Wodaabés, de Marie-Laure de Decker que j’avais rencontrée à Visa pour l’image. Quand on accompagne Horst Faas tout le monde vient vous parler. Horst était sur un fauteuil roulant et que ce soit Hélène, la nièce de Huet ou moi on s’occupait de lui en permanence. On l’accompagnait partout et là j’ai eu accès à beaucoup de photographes grâce à lui.

VB : Tu as gardé des relations avec tous ces photographes?

SS : Oui et quand je retourne à Perpignan, cela me fait toujours plaisir de voir ce genre de photos, parce qu’il y a… ou il y avait - je ne sais pas si c’est toujours aussi profond aujourd’hui - un regard particulier chez ces photographes qui allaient à Visa et qui se retrouvaient là-bas pour célébrer la vie. Ils montraient quelque chose d’absolument abominable et en même temps ils portaient une énergie et une joie de vivre incroyable. J’ai adoré ces moments que je n’ai jamais retrouvés aussi intenses ailleurs.

VB : En quelle année allais-tu à Visa?

SS : La première fois que je suis allé à Visa, c’était en 2005.

VB : C’est intéressant ce que tu dis sur Visa pour l’image et cette énergie que tu y vois. Parce que tu touches là à quelque chose que nous travaillons à Photo Doc et qui est l’évolution de la photographie de guerre, de reportage par rapport aux nouvelles écritures de la photographie documentaire telles que nous les définissons. Nous nous interrogeons sur ce que font aujourd’hui les photographes de ce monde et de sa destruction. Il me semble que ces dernières années, cette joie dont tu parles a fini par disparaitre et les photographes dans la veine documentaire d’aujourd’hui ne se contentent plus seulement de représenter ou de documenter cette disparition ou cette destruction mais ils tentent de s’y confronter, afin de seconstruire et de nous construire. En 2005, nous n’en étions pas encore là et c’est intéressant que tu parles de cette construction que tu voyais alors.

SS : Oui et c’est de là que venait cette joie. À cette époque, j’ai eu de la chance d’être confronté à des sujets très forts, notamment par mes amis américains, ils m’ont fait rencontrer une photographe qui avait travaillé sur des femmes en Albanie qui devenait des hommes parce qu’il fallait qu’il y ait un chef de famille. Je n’ai pas réussi à montrer ce genre de travaux à Visa mais je rencontrais des photographes qui avait des sujets très forts et surtout que je trouvais très beaux.

VB. Comment en arrives-tu à interroger tes racines?

SS. À un moment, j’ai commencé à avoir fait le tour à Ramatuelle, de trois associés nous étions passés à deux, et il y avait de plus en plus de frictions. J’avais déjà changé de vie une fois, je n’allais pas m’empoisonner si ça n’allait pas. Je décide donc en 2013 de rentrer à Paris, encouragé par le succès de ma dernière exposition de Kimiko Yoshida. Juste avant de prendre ma décision, il se trouve que j’avais été à la première édition de la foire d’art africain contemporain à Londres 1.54. Je connaissais la créatrice de cette foire dont la mère avait une maison à Ramatuelle en face de chez nous et régulièrement, elle me parlait de cette foire qu’elle voulait monter et elle m’a invité à son lancement. Je n’étais pas exposant mais je me suis retrouvé dans cet environnement africain et j’ai inconsciemment pensé au festival des Arts Nègres que mon grand-oncle avait créé en 1966 à Dakar. Je me suis complètement immergé dans cette foire et la directrice artistique a commencé à me présenter à des collectionneurs comme l’héritier du grand homme, c’était évidemment sur le ton de la plaisanterie mais il y a eu une sorte de déclic qui m’a donné envie de me lancer. En rentrant, j’ai monté ma structure et l’année d’après, j’ai fait ma première foire à Londres en tant qu’exposant. J’ai présenté le très grand artiste ivoirien Ouattara Watts qui a tout un passé avec Basquiat et les grands artistes de cette époque. Aujourd’hui, tout le monde connait Ouattara, il est au MOMA mais au moment où je l’ai présenté, il était moins visible en Europe. Tout le monde était surpris de voir ce galeriste inconnu du milieu de l’art présenter ce genre d’œuvres mais Ouattara était un copain que j’avais connu à New York et qui m’avait été présenté par un collègue banquier qui collectionnait ses œuvres.

VB : Encore une rencontre qui vient du monde de la banque?

SS : Oui mais en art contemporain quand on regarde le niveau des prix pratiqués, il faut admettre que ça s’adresse quand même à un petit pourcentage de personnes qui ont des moyens et qui sont d’une manière ou d’une autre liées au monde de la finance.

VB : Mais chez toi c’est un peu l’inverse. Tu vas rencontrer des artistes dans le monde de la finance que tu vas représenter sur le marché de l’art, ce ne sont pas seulement des relations avec des collectionneurs que tu gardes et à qui tu vas vendre des œuvres.

SS : En tous cas, cette époque a été financièrement très difficile mais en même temps très stimulante. J’ai dépensé tout l’argent que j’avais mis de côté pendant mes années de banquier. Je ne le regrette pas mais j’ai été je crois, un peu trop proche des artistes en gardant mon regard de collectionneur et d’acheteur. Et j’ai dû apprendre à vendre et à ne pas tout céder aux artistes qui sont parfois des enfants. Aujourd’hui, j’ai des relations beaucoup plus équilibrées avec eux mais cela prend du temps de passer de l’autre côté. Cette aventure en solo a continué jusqu’en 2018/19 et j’ai arrêté pour intégrer la galerie Orbis Pictus.

VB : Peux-tu nous parler d’Orbis Pictus, la structure avec laquelle tu viens au Salon des nouvelles écritures de la photographie documentaire de Photo Doc. pour montrer les photos de Jesse A. Fernandez?

SS : Je suis le directeur de la galerie Orbis Pictus qui appartient à un fonds d’investissement tchèque qui m’a choisi pour diriger la galerie de Paris.

VB : C’est amusant parce que tu diriges un lieu dont le nom fait référence à un livre et que tu es un grand amateur et collectionneur de livres. Cette structure est dirigée par un fonds d’investissement, là encore, tu te retrouves dans une forme de cohérence dans ton parcours.

SS : Orbis Pictus fait référence à la première encyclopédie créée par un Tchèque au 17eme siècle.

CDM : C’est Comenius, un grand pédagogue.

SS : C’est drôle de retrouver ce lien avec les livres et la banque et pour continuer sur les hasards de la vie, le Tchèque qui m’a embauché le jour de notre première rencontre sortait d’un librairie rue Bonaparte où il venait de voir une très belle édition d’un livre de Senghor illustré par Chagall. C’est vrai aussi que mon parcours a rassuré les actionnaires, ce qui me permet aujourd’hui d’avoir une certaine liberté en me confiant intégralement la direction de la galerie.

VB : J’ai vu qu’Orbis Pictus représente aussi le photographe tchèque Jan Saudek?

SS : Oui, j’ai fait une exposition avec lui ; on voulait montrer les deux versions d’une même photographie, le tirage argentique noir et blanc classique qu’il montrait rarement et le tirage argentique colorisé qui l’a fait connaitre. Ce travail n’était pas très connu puisque Saudek a passé une grande partie de sa vie à échapper à la censure et il faisait passer ses photos colorisées qu’il ne signait pas pour des photos anciennes, du siècle dernier. On a voulu montrer les deux facettes du travail.

CDM : Tu parlais tout à l’heure de revenir à tes racines africaines et en t’écoutant je me demandais s’il était vraiment question de ces racines-là ou plutôt de quelque chose qui a œuvré à te constituer. Il y a un philosophe que j’aime beaucoup, Jean-Philippe Pierron qui parle de l’oikos, la demeure et cette demeure n’a pas besoin d’être forcément associée à un lieu d’origine ou un pays. Cette demeure doit être sans cesse nourrie pour être en lien avec son vivant à soi. Il y a cet oikos chez toi que tu mets en lien avec ton passé au Brésil, à Rome, ces premières années tellement importantes dans la constitution de soi.

SS : J’ai un ancrage très italien parce que j’ai vécu à Rome de huit ans à dix-huit ans et que ma manière de vivre aujourd’hui est sans doute plus italienne que française. Je parle l’italien comme le français. J’ai cette double culture française et italienne.

CDM : On sent chez toi ces différentes strates qui fondent la demeure, l’oikos et qui dépasse je crois le cadre des racines africaines.

SS : Oui, je suis ailleurs partout…

VB : Mais finalement, au-delà du nom que tu portes et des lieux que tu investis, n’ayant pas de maison de famille, tes racines ne sont-elles pas dans l’art?

SS : Sans doute et comme dit Christine, je passe mon temps à nourrir ma demeure en défendant des artistes et des expériences artistiques. Avec la première exposition de Jesse Fernandez que j’ai faite à la galerie, je voulais donner un visage aux artistes. On connait bien leurs œuvres mais pas forcément leur visage, si on connait celui de Picasso, on ne connait pas celui de Tapiés par exemple, et dans cette exposition je montrais l’œuvre d’un artiste associé à son portrait fait par Jesse. Cette exposition posait beaucoup de questions, comme par exemple : est-ce que le physique de l’artiste influe sur son œuvre ? 
Ce n’est pas moi qui ait eu l’idée de cette exposition, c’est Jesse qui a commencé ce dialogue et je n’ai fait que le prolonger. Il avait présenté des tirages à ses amis artistes qu’il avait photographiés et leur avait demandé de faire un dessin dans l’espace qu’il avait réservé sous la photo. Il voulait publier un livre avec ces œuvres, à son époque la photographie n’était pas considérée comme de l’art, mais le projet n’a jamais abouti. J’avais toute une série de ces photos/dessins que j’ai complétée avec d’autres œuvres plus majestueuses de ces artistes, et cette exposition a été pour moi une manière d’achever son travail. Il y a autre chose dont je me suis rendu compte par la suite : chez Orbis pictus j’exposais en quelque sorte Jesse à Prague, son rêve jamais réalisé. Jesse n’avait jamais été à Prague alors qu’il rêvait d’y aller mais il ne pouvait pas le faire parce qu’il savait qu’en mettant les pieds dans cette ville, on le mettrait dans le premier avion pour Cuba. J’ai trouvé très belle la réalisation posthume de ce rêve.



[1] Rassemblement public d'un groupe de personnes pour effectuer une courte action (danse, etc.) avant de se disperser.


«Un jour la veuve de Jesse me dit : « tu devrais regarder les photos de mon mari ». Je les ai trouvées fabuleuses et je les ai immédiatement exposées.»
























Dans l’œil de Frédéric Martin,

Danses macabres



On devine à droite Françoise Sagan, figée, sourire timide aux lèvres; à gauche un squelette grimaçant dans la même posture, comme si l’un et l’autre se copiaient, s’imitaient par-delà le temps.

Etrange sensation, déroutante, presqu’inquiétante de voir dans ce qui n’est plus (la mort) ce qui est (la vie). Etrange parce que cette posture du corps, ce vêtement qui habille le squelette ramènent à une chose que nous oublions trop souvent peut-être : nous sommes mortels, et ça que nous soyons connus, inconnus, célèbres ou non. C’est presqu’un truisme de le dire, mais notre époque si pleine d’apparences, de jeunesses éternelles, de réussites, de bonheurs à tout prix; notre civilisation occidentale qui accorde une telle foi à la science, dans un pacte presque faustien fait avec elle, oublie de plus en plus la mortalité des Hommes, la déchéance du corps, sa finitude. Elle cherche plutôt à augmenter sans fin l’espérance-vie (quitte à peupler des mouroirs) ; elle pousse tout à chacun à dépenser des sommes faramineuses dans de prétendus produits repoussant les blessures du temps. Comme s’il ne fallait jamais vieillir, jamais mourir. Mais ce n’est pas tant l’image de Françoise Sagan, ou de qui que ce soit d’autre d’ailleurs, qui donne à ce dyptique une force invitant à reconsidérer notre relation à la vie. C’est plutôt l’équilibre très ténu qu’elle rappelle entre le moment où nous sommes et celui où nous fûmes.

Il est toujours bon de se souvenir que nous ne sommes pas éternels : ça permet de prendre du recul sur bien des choses. Omnia vanitas rappelle l’Ecclésiaste ; les moines du XIIIème siècle, eux, faisaient peindre d’immenses Danses Macabres dans leurs abbayes. Dans les deux cas, les croyants, le peuple (qui par ailleurs était confronté de manière quotidienne au spectacle de la mort), ne pouvait oublier la fragilité de l’existence, l’éphémère de celle-ci.

Le XXIème siècle, moderne, utilise la photo. Mais la finalité reste la même : nous ne vivons qu’un temps donné, ne l’oublions pas.

Retrouvez le site de Frédéric Martin, 5 rue du︎︎︎