Le zoom de septembre 2023 avec Sylvie Léget

L’Entretien,

Dans le regard de l’Autre par Valentin Bardawil

Valentin Bardawil : Peux-tu nous raconter quels ont été tes premiers contacts avec la photographie ? Comment commences-tu ce métier ?

Sylvie Léget : Mes premiers contacts, je les dois à mon père, un passionné de photographie et un grand voyageur du fait de son métier comme navigant à Air France. C’est lui qui m’initie à ma première image, je devais avoir cinq ou six ans et c’était un portrait de lui et de ma mère, dans le sud, du côté de la baie de Naples. Le temps heureux des vacances. Il avait réglé son Nikon, il me restait à poser le cadre et déclencher. J’ai toujours cette photo et c’est peut-être de ce moment-là que me vient ce besoin presque compulsif d’arrêt sur image. Après avoir fait un détour par la danse, je me suis ensuite mise plus sérieusement à la photo en qualité d’attachée de presse d’une grande organisation humanitaire.
L’autre image qui m’a marquée à mes débuts est une photo que je n’ai finalement pas prise ! C’était au Cambodge, les Khmers rouges y sévissaient encore par endroits. Le chirurgien de cette organisation humanitaire, le Comité international de la Croix-Rouge, m’avait proposé de documenter l’amputation qu’il allait effectuer sur une toute jeune fille mutilée par une mine antipersonnel. J’ai refusé. Je n’en avais pas le courage, mais surtout je ne supportais pas ma position, que je ressentais comme celle d’une voyeuse puisque je ne pouvais en rien alléger la souffrance de cette enfant. Mais j’ai tout de même pris une image avant qu’elle n’entre en salle d’opération. Ici le mot « prendre » résonne particulièrement : je n’ai pas fait une photo, j’ai bien « pris » une image. Cette jeune fille me regardait avec une douceur infinie, en dépit de sa douleur. Ce regard me hante aujourd’hui encore et cette image fait partie d’un projet sur lequel je travaille actuellement. Une autre image prise un an plus tard, me hante aussi. C’était à Kaboul dans un hôpital de guerre. Il y avait un homme avec une blessure ouverte à l’abdomen, je me souviens de son regard… Un regard presque christique. En fait, mes premières photos tournent autour d’échanges de regards. À nouveau, je ne me sentais pas à ma juste place avec mon appareil photo, là au milieu de blessés, voire de mourants.
Ce n’est qu’en repensant à ces scènes des années plus tard et en mettant ces anciennes images en parallèle avec celles prises pour mon travail sur la migration que j’en ai compris le sens. Ces regards tournés vers moi signifiaient deux choses : que j’étais acceptée dans ma posture de photographe et que j’étais implicitement appelée par mes sujets à témoigner et à garder une trace de leurs histoires. J’ai compris alors que partager une histoire individuelle permettait de parler de l’universel.

VB : Comment en viens-tu à t’intéresser à ces femmes migrantes qui vont accoucher, dans le sujet sur lequel tu travailles : « Giving Birth in Exile » ?

SL : En 2015-2016, l’époque de la première « crise » migratoire récente en Europe occidentale était empreinte de propos ultra sécuritaires. Déjà en Suisse, où je vis, le peuple venait de valider une année plus tôt une initiative populiste de droite contre l’immigration de masse. Ensuite il y a eu les attentats en novembre 2015 à Paris, puis ceux de Nice en juillet 2016. Chaque fois, j’étais sur place…
J’ai entendu des propos empreints d’une frayeur, certes compréhensible, virant vers le tout sécuritaire. Au même moment, des vagues de migrants déferlaient sur l’Europe : « Islamistes en puissance, violeurs de nos sœurs ou nos amies, voleurs de places de travail », tous les fantasmes étaient permis. Pendant ce temps, des migrants continuaient à affluer et, surtout, à se battre pour survivre au quotidien, pour ne pas être refoulés. Mais cela, peu en avaient conscience : c’était une « crise ». Moi, je n’y croyais pas. Pour qui s’intéresse tant soit peu à la politique internationale, il était évident qu’il s’agissait là d’un phénomène qui allait devenir normalité. Alors que faire pour montrer ces personnes différemment et ne pas contribuer à renforcer les réactions sécuritaires ?
Deux souhaits sont à la base de mon travail photographique « Giving birth in exile ». D’abord, humaniser le propos à travers une valeur qui nous unit tous : la naissance. Ensuite, surtout sortir ces personnes de l’anonymat. En effet, à l’époque les images qui nous étaient envoyées montraient essentiellement des masses anonymes. Une façon de déshumaniser le propos, puisque personne ne pouvait s’identifier. Et là, j’ai pensé à un travail très sensible de l’artiste Andres Serrano dans les métros new-yorkais. En effet, nous avons tous un visage, un nom, une histoire individuelle. Nous sommes tous enfants d’une femme. Le montrer, le rappeler, était une façon de rapprocher le sujet du public mais aussi de lui redonner une dignité, une existence. Parce que oui, c’est dans le regard des autres que souvent l’on se sent exister.

VB : Derrière ce sujet, y a-t-il un lien avec ta propre histoire ?

SL : C’est une question que l’on m’a souvent posée et d’une certaine façon qui me gêne : Qui suis-je en regard de l’histoire de chacune de ces femmes ? Alors oui, je suis une femme, une mère et lorsque l’on met au monde pour la première fois, on peut être fortement désemparée, surtout dans une société comme la nôtre où tout est, d’une certaine manière, « normalisé ». Or s’il y a bien des moments où il n’y a pas de normes, je crois que c’est dans la grossesse, l’accouchement, puis durant les premiers mois de maternage. En revanche, ce que nous avons toutes en commun, est le fait qu’une première grossesse nous transforme. Devenir mère, c’est se mettre en péril, se transformer. Notre statut n’est plus le même, notre corps non plus. J’avais privilégié le fait de travailler avec des femmes récemment arrivées en Europe, seules, sans conjoint : « comment imaginer un premier accouchement dans ces conditions, où tout vous est étranger et votre avenir incertain ? »

VB : Peux-tu nous raconter l’histoire qui était arrivée à ta mère au moment de sa grossesse et dont tu nous avais parlée quand on s’est rencontrés la première fois ?

SL : Oui, s’il faut chercher un lien inconscient avec ma propre histoire, ma mère a failli me perdre pendant sa grossesse. Elle était seule et pour nous sauver la vie un ami médecin algérien a traversé tout Paris alors que sa tête était mise à prix en raison de ses positions politiques.

VB : Je ne sais pas si c’est un lien inconscient et je ne prétends pas que cela t’ait influencée mais je trouve que cela mérite d’être partagé.

SL : Oui, même si je ne suis pas sûre que ce soit pertinent. Pour moi, c’est vraiment l’expérience de ma propre maternité qui m’a menée à la rencontre de parturientes.

VB : Quelles relations entretiens-tu avec ces femmes ? Pour certaines, tu les suis depuis des années. Tu les accompagnes même chez le médecin.

SL : Il est juste de parler de relations. Ces femmes, j’ai d’abord appris à les connaître, à gagner leur confiance. Là encore, il ne s’agit pas de prendre une photo, mais de raconter une histoire avec chacune d’entre elles. Une histoire a besoin de temps pour se dérouler, se dire. Surtout quand elle a trait à l’intimité. J’ai donc passé beaucoup de temps à les visiter dans leurs petites chambres de foyers pour requérants d’asile, observer leur quotidien, essayer de comprendre et répondre à leurs préoccupations ou parfois juste être présente. Il y avait donc un temps pour la photo. Ou pas. Je suis souvent repartie sans image. Chacun humain a son rythme et dans une relation il est important de le respecter. On ne construit rien de durable sans cela.
Ce temps long a probablement participé au fait que ces femmes m’ont donné leurs images. C’est-à-dire que je ne me sens pas forcément avoir « pris » des photos d’elles. Oui, effectivement, j’ai les suivies sur plusieurs années. Mais étrangement, après un certain temps, je n’ai plus ressenti la nécessité de faire des images. Non seulement parce que les histoires que je souhaite raconter tournent autour de la grossesse et des premiers mois qui suivent l’accouchement, mais aussi parce que la nature de notre relation a changé. Certaines sont devenues des amies. Pour d’autres, un homme est apparu ou réapparu dans leur vie et je souhaitais respecter cette intimité.

VB : Parle nous de Mary avec qui tu entretiens une relation particulière et avec qui tu es entrain de faire un film ?

SL : Mary, je la connais depuis six ans. J’ai filmé son deuxième accouchement. Analphabète, avec de gros problèmes de santé, j’ai un peu l’impression qu’elle se fait balader par nos administrations. J’essaie d’intervenir où je peux et d’être là, à son écoute. Même si l’appareil photo ou la caméra ne fait plus partie de notre relation, je sais qu’un jour je finirai le film que j’ai commencé avec elle.

VB : Comment garder une distance photographique avec ces femmes ? Que penses-tu de la notion de «s’engager avec » ?

SL : Cette notion de « distance photographique » m’a pas mal questionnée durant ce travail : « dois-je me limiter à rester derrière mon objectif et m’empêcher d’intervenir dans la vie de ces femmes, garder mon rôle de photographe ? ». De nombreux photoreporters se sont posés cette question. Un peu comme s’il fallait choisir entre aider, porter secours ou témoigner. Mon travail se déroule sur le long terme, donc forcément cette distance peut s’estomper au risque d’ailleurs de changer le narratif. On ne choisit pas ce type de sujet pour rester à distance. En entrant dans l’intimité des gens, nous ne sommes plus dans la distance, si ce n’est celle dictée par le respect. Quant au « s’engager avec », cela signifie pour moi de choisir de faire un bout de chemin ensemble, d’accompagner. À un moment donné, il en ressort inévitablement des images fortes et inattendues. « S’engager avec » change la nature d’une relation et par voie de conséquence celle des images qui en seront issues.

VB : Pour certaines, tu portes leurs histoires de vie, quelles responsabilités cela donne-t-il vis-à-vis d’elles et de toi ?

SL : J’y vois là différentes responsabilités. D’abord celle de respecter la confidentialité de leurs histoires. Donc de les garder pour moi, ce qui dans certains cas a pu être assez lourd, ne bénéficiant pas moi-même de supervision de la nature de celle dont un psychothérapeute pourrait par exemple bénéficier. Ensuite la responsabilité de témoigner. Si ces femmes partagent leurs histoires visuellement ou oralement, c’est notamment parce qu’elles savent intuitivement que celles-ci sont universelles. C’est leur façon à elles de tenter d’améliorer le sort d’autres femmes.
Ma responsabilité réside aussi dans le fait de leur rendre hommage. Une quatrième responsabilité est celle d’assumer mon rôle d’humain et de les accompagner là où je peux leur être utile. À ce propos, j’ai récemment accompagné une de ces femmes à sa consultation psychiatrique. Quand le médecin lui a demandé quel rôle j’avais à ses yeux, elle a répondu : « celui d’une mère ». Je trouve cela très beau : je fais un travail sur la maternité, je photographie son accouchement et au final je me retrouve dans la position de sa mère. Comme si la boucle était bouclée. Et cette femme venait de perdre sa grand-mère qui était sa mère de substitution, sa propre mère étant morte en couche.

VB : Est-ce qu’il t’arrive d’aider financièrement ces femmes que tu photographies ?

SL : Pour moi, l’aide qui fait le plus de sens est celle qui peut apporter un petit changement dans une vie, soulager, reconnaître, encourager. J ’essaie d’aider à un autre niveau, comme accompagner régulièrement les femmes qui en ont besoin d’aller à l’hôpital, trouver des stages, activer mon réseau pour faciliter leur intégration, penser à leurs anniversaires et ceux de leurs enfants. Comme on le ferait pour un ami proche. L’important n’est pas de savoir ce que j’ai fait : je sais en revanche ce qu’elles m’ont apporté et leur suis tant reconnaissante pour ce que j’ai reçu humainement. Qu’elles m’aient acceptée dans leur vie a ouvert une nouvelle dimension dans la mienne.

VB : Tu m’as raconté que ton mari t’avait dit en riant : « il faut que tu arrêtes de voyager parce qu’à chaque fois il se passe quelque chose où tu te trouves… » J’ai l’impression que tu as un rapport particulier au réel, je sais que tu t’es retrouvée sur place pour les attentats de Paris et de Nice, pour une Française de l’étranger (tu es Franco-Suisse et tu habites à Genève), c’est un hasard incroyable, est-ce que tu peux nous en dire plus ?

SL : Pour Paris, je rentrais d’un vernissage à l’Agence Vu et je retournais chez des amis à Nation. Pour ne pas les déranger, j’avais décidé d’aller dîner au restaurant, pas loin de chez eux, exactement à l’endroit où ont eu lieu une partie des attentats. Au dernier moment je suis quand même montée les rejoindre. J’avais pris le bus pour rentrer. Si j’avais pris le métro, comme j’en avais l’habitude, je me serais retrouvée à l’heure exacte sur le chemin de la voiture des terroristes qui ont tiré sur les clients du café Voltaire. Juste cette décision de changer de trajet et de ne pas aller au restaurant m’a épargnée. Pour Nice, je suis arrivée le lendemain de l’attentat et pendant tout le trajet en voiture, j’écoutais les infos et les interviews. J’étais effrayée par tous ces discours ultra sécuritaires.
Ces deux expériences sont un peu fondatrices de mon travail sur la migration : comme inciter à poser un regard plus humain sur l’autre, qu’il soit Afghan, Syrien, ou de toute autre région.

VB : Ne crois-tu pas qu’être photographe, c’est avoir une « place » particulière et unique, au-delà de l’appareil photo et qui qui fait qu’il n’est pas juste un « témoin » du monde mais qu’il est en prise avec le Réel ?

SL : Pour moi ces deux évènements sont juste des hasards. Dans les deux cas ce n’était pas mon jour. Quand on a entendu les premiers coups de feu à Paris, on s’est demandé si c’était des feux d’artifices tirés du stade de France. Ancienne humanitaire, je me suis vite rappelée les rockets qui tombent et des souffles qui peuvent briser les vitres. Là, il n’y avait plus de doute pour moi. Et en tant que photographe, je suis très attentive à ce qui m’entoure, les lieux comme les bruits.

VB : Peux-tu nous parler du projet sur lequel tu travailles en ce moment ?

SL : J’ai plusieurs travaux en cours puisque je suis toujours dans un temps long. Mais celui sur lequel je me concentre le plus en ce moment à trait à la mémoire. Je pars de la question suivante : « peut-on impunément convoquer la mémoire ? ». Me basant sur des photos que j’avais faites à l’époque de ma mission humanitaire au Cambodge, celles dont je parlais en début d’entretien, j’ai essayé lors d’un voyage récent de revenir sur les traces de ce premier séjour et de reconstruire les bribes mémorielles de cette mission.
Ce voyage m’embarque alors dans une réflexion sur le rôle, la nature et la fiabilité de la mémoire. Par ailleurs, je m’interroge sur la légitimé qui est la mienne d’évoquer un drame historique dont je n’ai pas été victime.
Lors de ce récent voyage, j’ai cherché à retrouver certains lieux emblématiques pour moi, même s’ils avaient complétement changé, comme la chambre dans laquelle j’avais dormi et qui m’avait donné le sentiment de tomber dans le film de Roland Joffé « The Killing Fields », visionné à l’époque quelques jours avant mon départ en mission. Ou encore ce service chirurgical d’un hôpital de province devant lequel j’avais pris l’image de cette jeune fille victime d’une mine antipersonnel dont le regard me hante encore.
Ce nouveau projet convoque le récit écrit et mélange des images personnelles d’archives qui sont aujourd’hui conservées au Comité international de la Croix-Rouge et des images récentes que je suis en train de faire. Ce travail est plus poétique que ce que j’ai fait jusqu’à présent. Finalement, l’autofiction est peut-être une façon de convoquer la mémoire et de faire référence à des événements tragiques qui nous ont épargnés. J’espère pouvoir présenter ce travail en 2025 qui marquera les cinquante ans de la chute de Phnom Penh aux mains des Khmers rouges.

https://www.sylvieleget.com/



«Cette notion de « distance photographique » m’a pas mal questionnée durant ce travail : « dois-je me limiter à rester derrière mon objectif et m’empêcher d’intervenir dans la vie de ces femmes, garder mon rôle de photographe ? ». De nombreux photoreporters se sont posés cette question. Un peu comme s’il fallait choisir entre aider, porter secours ou témoigner.»
















Dans l’œil de Frédéric Martin,

Être voyant



Ce qu’il y a de fascinant avec la photographie c’est cette possibilité qu’elle offre au spectateur de sublimer le réel, le quotidien et de faire de moments ou de choses apparemment banales des instants sacrés. Cette jeune femme, enceinte, priant devant un poster de la Vierge Marie par exemple : que sait-on d’elle de prime abord ? Rien. Qui est-elle ? Que fait-elle de sa vie ? A-t-elle un travail ? Un amour ?

Elle paraît vivre dans une chambre anodine, semblable à des millions d’autres. Elle attend un enfant. Elle prie. Rien d’autre.

Pourtant, il se passe quelque chose à ce moment-là, quelque chose d’unique.

Elle ne prie pas n’importe qui, mais la Vierge Marie, celle qui fait figure dans nos cultures chrétiennes de mère absolue. Ce face à face devient peu à peu une forme de mise en abyme. C’est la maternité qui est célébrée ici, avec tout ce qu’elle comporte de mystique, de magie. Ce n’est plus simplement porter un enfant, mais c’est concrétiser la vie, c’est perpétuer une espèce, c’est poursuivre l’Amour. Et cette jeune femme qui met son destin entre les mains de la sainte Vierge (parce qu’est-ce que prier si ce n’est s’abandonner à une forme de confiance aveugle) en tendant ses propres mains devient à son tour la mère totale par une sorte d’effet miroir. Vient un moment où qui prie n’a plus vraiment d’importance, ce qui qui compte c’est le sacré de l’instant. C’est à ce moment que se révèle le vrai pouvoir de la photographie. Parce que photographier c’est certes découper des fragments du réel, retranscrire des moments, mais c’est surtout chercher dans ceux-ci ce point de rupture, ce petit fragment d’autre chose qui fait que ce que nous voyons n’est jamais strictement ce que nous voyons. Il y a toujours des signes derrière, des éléments que nous ne verrons qu’au moment où nous nous pencherons sur l’image.  C’est alors que l’image prendra non seulement tout son sens mais aussi toute son importance, sa grandeur.

Voilà pourquoi, peut-être, on prend le temps de faire des images, de les éditer soigneusement : pour être voyant.

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