Le zoom de janvier 2023 avec Tomas Bozzato
L’Entretien,
L’Afghan
box : une boite ouverte au mondepar Christine Delory-Momberger et Valentin Bardawil
Christine Delory-Momberger & Valentin Bardawil : Tu as été comédien et danseur, clown aussi, comment et pourquoi es-tu devenu photographe et réalisateur de films documentaires ? Comment passe-t-on d’une vocation à une autre ?
Tomas Bozzato : Heureusement pour les spectateurs, je ne suis plus clown et comédien… Blague à part, je suis passé par un collectif qui s’appelle Ici Même[1] et qui réunit des artistes de différentes disciplines, j’y intervenais comme danseur. Dans ce groupe chacun et chacune des artistes réuni·es cherchaient les limites de leur propre discipline, et c’est ainsi que je suis passé du spectacle vivant au statut de réalisateur de films. Bien sûr, je ne dis pas que la photographie ou l’image en mouvement sont les limites du spectacle vivant, mais à force d’interroger ma pratique, j’en suis arrivé à réaliser des performances et des installations dans l’espace public qui ont donné le point de départ de mon premier film documentaire : Avant l’Horizon[2]. C’était autour des années 2000 et on faisait des Agences de conversation en écrivant des textes très subjectifs avec des machines à écrire installées dans l’espace public devant une chaise vide. Qui voulait, venait s’assoir et discuter avec nous. C’est comme cela que m’est venue l’idée du dispositif de mon film et cette manière de rencontrer toute personne qui veut bien venir discuter avec moi.
CDM : Ce n’est pas juste un dispositif que tu as mis en place de manière conceptuelle, il est ancré dans une expérience artistique qui intègre la rencontre comme une de ses dimensions…
TB : C’est souvent comme ça pour moi, il n’existe pas de bonnes idées abstraites, mais c’est plutôt la pratique et son évolution qui construisent les idées, lesquelles vont à leur tour changer la pratique. J’avance petit à petit en modelant à la fois ma manière de penser et ma relation aux autres et les formes que je produis.
VB : Tu viens de nous raconter la manière dont tu es arrivé à la réalisation de films mais la photographie, comment y arrives-tu ?
TB : C’est aussi avec ce groupe Ici Même que j’ai commencé la photographie. C’était une pratique souterraine qui ne donnait pas de fruits visibles, je ne montrais rien mais je faisais des images, la photographie m’occupait et me questionnait. La partie « visible » est arrivée avec l’Afghan Box, cela a été un moment de jonction entre ma pratique du cinéma et de la photographie. J’ai été invité à montrer deux films dans un festival de cinéma à Briançon qui s’appelle Exils, mon premier film était présenté le mercredi et le deuxième le week-end à la fin du festival. Entre ces deux dates, plutôt que de rentrer chez moi, je suis resté sur place et j’ai demandé à un ami de me prêter son Afghan Box pour aller offrir des photos aux migrants qui étaient arrivés au Refuge solidaire de Briançon installé juste à côté du festival et dont je connaissais l’existence. Donc au-delà de ma participation au festival, j’ai commencé sans rien dire à personne à m’installer dans la cour de ce refuge solidaire qui a déménagé depuis, juste pour le plaisir de photographier ces personnes qui venaient de traverser la frontière et de leur offrir un peu de ce que je sais faire, c’est à dire une photographie.
CDM : Tu l’as eue comment ton Afghan Box ?
TB : C’est un ami grand bricoleur et photographe, Benoît Capponi[3] qui lui-même pratiquait l’Afghan Box et dont l’un des métiers est aussi de construire des outils de photographie argentique historique en bois le plus souvent, qui peuvent aller du sténopé aux outils de laboratoire, qui me l’a prêtée. Depuis j’en ai construit une qui est tombée en panne et qu’il faut que je répare. L’Afghan Box, c’est toute une communauté internationale et une pratique de bricoleur, c’est un appareil qui demande d’avoir toujours les mains dans le cambouis : il faut réparer le soufflet quand il a un trou et qu’il ne marche pas bien, trouver les papiers ou les chimies les plus adaptés, trouver la manière d’utiliser la chambre quand il fait froid alors que les fixateurs et les révélateurs sont donnés pour être utilisés à 20°, inventer une manière de chauffer l’intérieur de l’appareil… c’est tout un travail constant, qui exige un rapport au bricolage.
CDM : Savais-tu tout cela quand tu as commencé à l’utiliser ?
TB : Non…
CDM : Qu’est-ce qui t’a séduit dans cette Afghan Box?
TB : Ce qui me plaît dans cet appareil, c’est le rapport au temps et à l’autre. Mais pour ceux qui ne connaissent pas l’Afghan Box, il faut peut-être que j’explique ce que c’est. Une Afghan Box est une boîte en bois d’une cinquantaine de centimètres qui est à la fois un appareil de photo grand format et un petit laboratoire argentique mobile, qui était aussi utilisée en occident au début du 20e siècle pour faire des photographies de rue, des portraits des passants pour leur être vendus. La prise de vue dure environ 2 secondes plutôt que le 125ème de seconde habituel. Ça fait déjà 250 fois plus long. Le papier que j’utilise à la place de la pellicule a une sensibilité de 6 iso. Cet objet permet à la fois de réaliser des négatifs grands formats de 4x5 pouces, soit environ 10x12 cm et, au bout de 15-20 minutes, de sortir un petit tirage argentique. Je développe le négatif dans la partie laboratoire de l’appareil, je le fixe, je le sors, le rince puis le regarde, avec la personne que j’ai photographiée. Ensuite je mets ce négatif devant l’Afghan Box avec un petit système de levier et je le rephotographie. Je fais le négatif d’un négatif, qui devient un positif et que je repasse au laboratoire, révélateur, fixateur, rinçage. C’est ce positif que j’offre à la personne photographiée tout en gardant pour moi le négatif.
CDM : Combien de temps te prend tout cela ?
TB : Cela peut durer dix minutes, un quart d’heure, mais pour moi qui suis assez lent et qui aime discuter avec les gens que je photographie, ça dure une vingtaine de minutes.
CDM : C’est vraiment une entreprise commune, c’est-à-dire que le photographié est partie prenante du processus. Ce que je trouve intéressant dans ce travail que tu as fait dans le Refuge solidaire, et c’est pour cette raison que nous t’avions invité dans le symposium[4], c’est que ces migrants clandestins que tu photographies et qui arrivent à pied par la montagne dans ce refuge, l’accueil que tu leur proposes n’est pas « je vais prendre soin de toi », mais plutôt « on va faire ensemble, on construit ensemble ». Tu leur permets de s’inscrire à nouveau dans un faire-ensemble qui se passe dans l’en-commun d’une production artistique. Il y a des paroles échangées, des émotions partagées qui participent à la création. Et cette création partagée, c’est ensuite un viatique qu’ils mettent au fond de leur poche et cela prend encore beaucoup plus de sens, c’est un talisman qui va les accompagner pour la suite de leur route. C’est une autre forme de care cette manière de créer ensemble.
TB : Pour moi, c’est assez important de rencontrer les personnes que je photographie. Cela commence souvent par des discussions très basiques sur la technique, parce que cette boîte en bois avec des manchons qui ressortent les interpelle, c’est un premier intermédiaire pour parler ensemble, non pas d’évènements traumatiques mais de ce qu’on a devant nous : « qu’est-ce que c’est que ça ? ». Parfois on me demande si je suis un magicien qui va faire sortir un lapin de sa boîte, ils on me posent des questions, c’est moi qui suis questionné en premier. Oui, il y a quelque chose de magique, je suis un photographe, je passe du temps avec toi qui es devant moi et cela passe par cette boîte que j’ouvre en leur montrant comment elle fonctionne.
Au Refuge solidaire, il peut y avoir beaucoup d’Afghans et comme cet appareil a été utilisé dans les années 2000 dans tout le pays, quand ils arrivent ils me disent : « I know this camera » et ils m’expliquent qu’enfants, à l’école, ils ont été photographiés avec cela. Ils me demandent ce que je fais avec cet appareil qu’ils n’ont vu qu’en Afghanistan. Ils me posent toutes sortes de questions et je trouve cela formidable. D’une manière générale, j’essaie d’impliquer le plus possible les personnes photographiées, d’abord sur des questions techniques, je vais leur demander de rincer le négatif ou le tirage, puis de les faire sécher et de les accrocher sur une petite cordelette avec de pinces à dessin, sur laquelle les tirages vont rester pendant une heure ou deux et parfois plus. Avec ces positifs qui sèchent c’est une première exposition éphémère durant laquelle la photographie va être montrée aux autres exilé·es et au personnel du lieu. Quand le tirage est sec, je demande toujours à la personne d’aller décrocher son tirage, c’est un geste important qui marque le moment où elle s’approprie la photographie. Il m’est arrivé que certaines personnes ne veuillent pas la décrocher, alors au bout de quelques jours, j’allais les voir en leur disant que j’avais gardé un négatif et qu’ils pouvaient récupérer le positif, ils me répondaient : « non, non merci, c’est bon ». Certains l’ont récupérée juste avant leur départ, me demandant de le signer au dos. En discutant avec eux j’ai compris que ce temps d’exposition était important afin que leur photo soit vue par les autres personnes du Refuge solidaire. Après les vingt minutes de prise de vue qui sont comme une petite bulle bienveillante, ils peuvent avoir envie de rester, alors ils m’amènent leurs amis, et je peux les faire participer à la prise de vue, ils tiennent le réflecteur, ils débouchent les ombres sur le visage de leur copain ou vont chercher un accessoire et, petit-à-petit, je me retrouve à faire la photographie, non seulement avec la personne qui est en face de moi mais aussi avec un petit groupe de gens.
CDM : Il y a deux choses que je trouve intéressantes dans ce que tu dis, c’est la place du médium omniprésent sous la forme de l’Afghan box, des échanges qui s’établissent autour de ce médium et des effets qu’il produit, et puis de l’importance de ce geste d’aller accrocher sa photographie qui est un geste de l’habité : « j’investis l’espace, je suis là », même si c’est de manière éphémère.
La vie ce n’est que cela, des passages, et ces réfugiés sont dans le passage. Et par rapport aux Afghans, c’est très particulier parce qu’ils ont été photographiés enfants avec cet outil-là, donc ils sont encore là enfants. Ils ont quitté leur pays, ils sont dans l’insécurité complète, l’incertitude, les dangers, tout ce que l’on sait, et voilà que quelqu’un les accueille avec le même appareil que celui avec lequel on les a photographiés enfants et qui leur propose d’aller faire ce geste, de pendre leur photo et d’investir ce nouvel espace, et je me dis qu’il y a quelque chose ici de la biographisation, c’est-à-dire une forme de devenir sujet alors que les circonstances de la vie m’ont traité en objet et cela a une portée symbolique incroyablement forte. Ensuite pour ceux qui prennent dans leur poche le viatique, c’est un talisman chargé de sens qui leur dit : « oui tu vas continuer ton chemin, tu vas trouver quelque chose ». Il y a là quelque chose qui protège et qui est lié au médium et à sa puissance de subjectivation…
TB : Oui, d’ailleurs pour prolonger cette réflexion, après cette exposition éphémère qui consiste à faire sécher les tirages dans le lieu où ils sont, c’est comme tu le dis une première mise en public de sa propre image qui dit : « je suis ici, je me rends public, donc j’existe dans cet espace ».
CDM : Même clandestin, je me rends public…
TB : Exactement. Ensuite le moment où chacun, chacune, reprend sa propre photo est très important, parce que cette photo redevient quelque chose d’intime qui va les accompagner durant la suite de leur voyage. Les premiers originaux de ces œuvres partent au fond d’un sac, entre deux billets de train, dans les bagages des exilé·es, ils sont propagés un peu partout en France et en Europe. C’est une réappropriation, une forme légère et modeste de reconnaissance publique, ensuite, on l’accroche près de son lit, on la pose près de sa brosse à dent. Ce retour à l’intime est important.
Dans une discussion que nous avons eue ensemble, Valentin, tu parlais de don/contre-don au moment où je leur demande l’autorisation d’utiliser cette image qu’on qu’on est en train de regarder ensemble. C’est un moment important. Je leur demande d’abord ce qu’ils pensent de la photo, parfois ils sont un peu timides parce que c’est leur propre image, le copain va dire « c’est super », il y a des petites histoires comme cela… Il y a d’abord un temps d’acceptation de son image… c’est un temps que l’on partage… et puis j’offre la photo et une fois qu’elle est offerte, je demande si je peux utiliser le négatif pour une éventuelle exposition d’un travail artistique. Le fait de m’autoriser est un geste de contre-don qui est très important pour moi : « Est-ce que tu m’autorises à utiliser cette image en retour ? Est-ce que toi, que je viens de photographier, tu me fais un cadeau à ton tour et m’offres la possibilité d’utiliser cette image de toi ? » Dans une impossible relation d’égalité, ce moment nous offre, me semble-t-il, une place presque d’égaux…
VB : D’ailleurs tu as eu aussi des refus ?
TB : Oui absolument, et d’ailleurs je discutais avec Emilie Baldini, la directrice du CAB, le Centre d’Art Bastille (Grenoble) qui était assez intriguée par cette question et qui me suggérait d’exposer aussi quelques-unes de ces autorisations signées par les personnes photographiées et sur lesquelles parfois il y a des petites notes avec écrit « merci beaucoup », « it was great » à côté de leur nom.
VB : Tu mets ta signature au dos de la photo que tu leur donnes, ils mettent la leur sur l’autorisation, chacun donne quelque chose à l’autre.
CDM : Tu peux me contredire mais il me semble qu’au départ, il n’y avait pas d’ambition artistique dans tes photos. Pourrait-on dire que tu es passé à un certain moment de la photo vernaculaire à la photographie artistique ?
TB : Je ne sais pas à quel moment ma photo devient une photo artistique. Au départ, en effet, je ne la pense pas comme un geste artistique, mais comme un bon moment à passer ou comme un engagement personnel. Mais peut-être que cela devient un geste artistique à partir du moment où je commence à avoir une vision d’ensemble du récit qui est fait, avec l’ensemble des photos, leur mode de réalisation, leur moyen de production et ce qu’elles racontent… Parce qu’évidemment les photos ne sont plus juste des portraits noir et blanc, elles proposent un récit et gardent un lien avec les personnes photographiées, même quand elles sont accrochées au mur.
VB : Tu nous as dit profiter de ta sélection dans un festival de films pour aller au Refuge solidaire de Briançon faire tes premières photos à l’Afghan Box, mais tu ne nous as pas dit pourquoi tu décides d’aller là-bas ?
TB : Je ne sais pas exactement pourquoi je décide d’aller photographier dans un refuge, pourquoi je m’intéresse aux réfugiés. C’est comme pour l’ensemble de mon parcours. Je ne sais pas exactement pourquoi je décide de réaliser Avant l’horizon en 2010, sur une plage du Sénégal dans un village de pêcheurs migrants. Il y a quelque chose qui me touche intimement dans le parcours de ces gens, dans ces histoires, dans le fait de changer de vie, de basculer, de tout quitter pour s’inventer autrement. Moi-même je suis un étranger et j’aime beaucoup cette position, d’être celui qui vient d’ailleurs.
Il me semble que c’est aussi la position de l’artiste que de proposer un regard singulier sur le monde. Ce regard est singulier quand parfois il n’a pas les mêmes références culturelles que le centre du monde dans lequel on est. C’est un regard de marge et le fait d’être étranger est une position que j’aime, qui m’oblige à me poser des questions sur les choses que je ne comprends pas, même si elles paraissent évidentes pour les autres. C’est tout cela qui m’amène à aller dans ce refuge et je suis fasciné un peu naïvement par ces grands voyageurs, par ces personnes qui quittent tout et qui, sans moyens, viennent chez nous. Il y a aussi une envie d’accueillir. Et accueillir pour moi c’est déjà être physiquement là, en face à face et dire : « tu es devant moi, et je te vois et tu me vois. Je te reconnais en tant qu’être humain. ».
J’aime offrir une photo comme on partage un repas. C’est ni plus ni moins important que ça. C’est un temps qu’on prend ensemble.
VB : Après être allé passer trois ou quatre jours dans ce refuge, tu décides d’y retourner de manière régulière ?
TB : Oui, j’y suis allé régulièrement pour des périodes d’une à deux semaines pendant plus d’un an et demi. En tout, j’ai dû y passer entre huit et dix semaines. Mais petit à petit, j’avais envie d’autre chose que de faire des photos et j’ai commencé à travailler comme bénévole dans le refuge, comme un très grand nombre de personnes qui viennent de toute l’Europe pour donner un coup de main pendant une ou plusieurs semaines et qui sont en échange nourries et logées. Ce qui veut dire que ce repas que je désirais partager, finalement je me suis retrouvé à le cuisiner pour une soixantaine de personnes. Et de fait, cela a changé aussi le rapport que j’avais avec les migrants, je n’étais plus seulement le photographe, mais celui aussi qui parfois fait à manger, nettoie les toilettes, qui accueille, qui est au bureau, qui reçoit les personnes quand elles arrivent, qui en prend soin… Donc il y a eu petit-à-petit tout un temps qui s’est construit au-delà du temps photographique de vingt minutes et qui était un temps de vie partagé. Parce que les exilé·es viennent aussi aider à cuisiner, passer le balai et donc on construit ensemble ce lieu.
CDM : Tu y vas encore aujourd’hui ?
TB : Non, mais j’aimerais y retourner parce que j’ai envie de faire des photographies du lieu lui-même cette fois. Pour l’instant l’Afghan Box ne m’a amené à faire que des portraits et je sens qu’il faut que je sorte de ce cadre pour raconter davantage l’espace et le lieu, les lumières et les sensations, de la même manière que dans les portraits, j’essayais de raconter ce que ces personnes me faisaient.
VB : Lors de ton intervention dans notre symposium, tu disais en parlant de ton film documentaire, Avant l’horizon, qui se passe dans un village de pêcheurs : « Je suis un pêcheur d’histoires ». Qu’est-ce que tu entends exactement par-là ?
TB : Je dis pêcheur en opposition au chasseur, le chasseur de photos, etc… je l’utilise en opposition au langage guerrier de la photographie : mitrailler, prendre, shooter… comme si on était prêt à bondir d’un instant à l’autre sur une photo pour la faire sienne, moi je me pense comme quelqu’un qui lance un filet, qui prépare un dispositif, qu’il soit photographique ou cinématographique, qui choisit le lieu où il va mettre son filet en attendant qu’il se remplisse d’histoires et, lorsqu’il est plein, je les fais sortir des eaux.
CDM : Attention que ce ne soit pas de la capture ? C’est guerrier aussi la capture. Ne serait-ce pas plutôt faire venir des histoires ? Tu les laisses venir ? Comme une invitation à…
TB : Peut-être que je suis moi-même dans le filet…
VB : C’est ce que j’allais te demander, où es-tu, toi, dans toutes ces histoires ?
TB : Justement, ces photos sont accompagnées de textes subjectifs, je ne me sens pas un journaliste objectif qui ramasse des histoires et qui les montre, ces histoires passent par ma subjectivité. Ce que je raconte la plupart du temps, ce n’est pas l’histoire de la personne, mais l’histoire de la rencontre. Qu’est-ce qu’on a fait ensemble ? Ce que nous avons vécu, par exemple au moment où je suis au vestiaire et qu’un migrant vient choisir un teeshirt d’un trail d’endurance alors qu’il vient de parcourir des kilomètres à pied. Qu’est-ce qui se passe dans ce décalage de références culturelles et cela, forcément, j’y suis impliqué moi-même.
VB : Ce qui m’a frappé en voyant ton film, c’est que tu as un rapport au corps très particulier. Tu as une gestuelle particulière. Dans le film, tu t’intéresses aussi au corps des autres. On les voit dans l’action, en train de tirer des pirogues sur la plage, dans l’effort, etc… J’aimerais bien que tu nous parles de ce rapport entre création et corps, comment les deux dialoguent pour toi ?
TB : Dans le film, il y a quelque chose de très particulier dans le rapport au corps qui est lié au rapport au travail, à la dureté et à la fatigue du travail d’être pêcheur et aussi à l’inutilité de faire ce travail, parce qu’il y a ce rapport entre produire un effort et ne pas pouvoir en cueillir le fruit, parce que les pêcheurs de Thiaroye-sur-Mer n’arrivent plus à prendre de poissons à cause des bateaux de pêches industriels occidentaux et chinois qui ont envahi leur mer et ramassent tous les poissons, ce qui fait que les pêcheurs traditionnels n’arrivent plus à vivre de leur travail. J’ai un rapport particulier au corps et même une fascination qui vient de la pratique de la danse, qui est un dressage du corps. Cette attirance vient aussi de mon ancienne pratique du clown qui est également très technique mais qui porte d’avantage d’attention à ce qui dépasse, à ce qui échappe, à ce qui se fait malgré soi. C’est comme les lapsus dans la parole. Dans le film Avant l’horizon, je me filme dans un dispositif qui est le Bureau Mobile de Discussion et on voit bien que, dans ma façon d’être physiquement sur la plage, la tension que ce dispositif produit sur moi, donc sur mon corps, génère un résultat qui m’échappe et me rend quelque peu ridicule parfois. Ce résultat m’intéresse, non pas parce que je suis ridicule, mais parce que cela rend compte d’une tension et d’une difficulté dans la rencontre à l’autre, d’un tremblement de terre intime provoqué par la rencontre.
VB : Quelque chose t’échappe dont tu vas être toi-même spectateur mais qui révèle ton engagement physique dans l’histoire que tu racontes…
TB : Oui et cela me fait penser à la pratique de l’Afghan Box, on passe à un moment donné derrière la caméra pour faire la mise au point, mais la plupart du temps, et même au moment de la prise de vue, on est à côté de la caméra, donc on n’est pas caché par l’appareil. Ma façon d’être dans les espaces que je filme ou photographie consiste à me rendre visible, disponible et vulnérable à l’autre, c’est ce qui m’intéresse, cette surprise de la rencontre physique. D’une certaine manière je ne veux pas en sortir indemne, ça n’aurait pas d’intérêt.
VB : Ce que je trouve vraiment intéressant chez toi, c’est qu’il y a toujours le besoin d’un engagement. Tu es à côté de l’appareil pour prendre la photo, ensuite il faut la développer, tu fais participer le photographié à l’accrochage de sa photo. Il ne pose pas seulement, tu le rends mobile. Dans le film tu es présent dans l’image, comme si tu voulais réunir ce qui est devant et derrière l’image pour nous montrer le processus de création qui semble aussi important que le résultat de la création.
TB : Oui, je pense que les histoires qui surgissent et que je peux raconter ne sont pas les mêmes selon la manière dont je me positionne. J’ai l’espoir de me dire que si je nettoie les toilettes du Refuge solidaire, mes photos ne sont pas les mêmes que si je passe cinq minutes et que je bombarde tout le monde de photographies.
CDM : On photographie toujours dans une situation et une relation particulières et cela contribue à singulariser la forme et le sens de la photographie.
TB : Oui ! D’abord la personne devant moi et moi-même, nous savons que je vais faire une seule prise de vue. Ça donne une importance assez particulière à ce moment partagé. Et en plus la personne que je photographie sait que la photo sera pour elle et qu’elle repartira avec.
D’une certaine manière, les personnes que je photographie posent pour elles-mêmes, cela crée un autre rapport à la photographie, une dimension à la fois intime et solennelle.
[1] http://www.icimeme.org/
[2] Avant l’horizon ; 2019 ; documentaire de création ; durée 60 minutes
Le lien de visionnage https://vimeo.com/207285631
[3] http://www.spiralcamera.com/
[4] SUR LA ROUTE DES EXILS – 1ere partie, INTERVENTION PAR L’IMAGE ET ÉTHIQUE DE TERRAIN. Symposium organisé par le GIS LE SUJET DANS LA CITÉ, Sorbonne Paris Nord, Campus Condorcet, en collaboration avec Photo Doc, le 9 juin 2022 à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord
« Je dis pêcheur en opposition au chasseur, le chasseur de photos, etc… je l’utilise en opposition au langage guerrier de la photographie : mitrailler, prendre, shooter… comme si on était prêt à bondir d’un instant à l’autre sur une photo pour la faire sienne, moi je me pense comme quelqu’un qui lance un filet, qui prépare un dispositif, qu’il soit photographique ou cinématographique, qui choisit le lieu où il va mettre son filet en attendant qu’il se remplisse d’histoires et, lorsqu’il est plein, je les fais sortir des eaux. »
Dans l’œil de Frédéric Martin,
L’homme sur la photoQui est-il cet homme sur la photo ? D’où vient-il ? Où vit-il ? Quel est son nom ? En contemplant l’image, nous sommes d’abord marqués par son regard franc, clair. Il ne porte pas de bijoux, de signes distinctifs, juste un T-shirt uni. Il ne sourit pas mais semble nous regarder droit dans les yeux.
C’est un anonyme comme il y en a des milliers, des millions autour de nous.
Il paraît figé mais tout en lui respire la confiance et une forme de fierté sans arrogance. Il est là devant nous presque à nu. C’est tout à la fois déroutant - nous ne sommes pas vraiment habitués à nous livrer ainsi de manière aussi directe, frontale, et pas trop habitués non plus à ce que les autres le fassent - et beau, presque sublime de sincérité, d’honnêteté. Parce que ce parfait inconnu a pourtant quelque chose de fraternel.
Ce que cette image nous révèle, c’est qu’à chaque instant, en chacun des autres que nous côtoyons, croisons, rencontrons, il y a une infime part de nous. Il est nos peurs, nos doutes, nos peines. Mais aussi, voyons en lui nos joies, nos espoirs, nos forces. On peut parler de fraternité, d’humanité, d’altérité. Les mots sont pourtant trop faibles pour mesurer ce qui nous relie. Parce que par ce regard, cet abandon total de lui-même à l’appareil, au photographe, au spectateur, cet inconnu est notre frère. Il est nous, nous sommes lui. Cette constatation à travers une photographie à la remarquable simplicité ouvre de belles perspectives. Villon écrivait « frères humains », Tomas Bozzato et l’homme au regard franc et clair le représentent.
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