Sur la naissance d’un blog, mais pas que…

par Valentin Bardawil, 2022

Georges Bardawil, mon père, n’aurait sans doute jamais tenu ces chroniques photographiques sans la tendresse qu’il portait à Charlotte Flossaut la fondatrice de Photo Doc. S’il n’était pas avare d’anecdotes concernant son histoire personnelle et que sa mémoire semblait intarissable, son passé pouvait aussi le hanter et il préférait avancer en tirant des traits sur les différentes époques de sa vie, afin sans doute, de ne pas s’embarrasser avec des fantômes auxquels il ne croyait pas. À la fin de sa vie, il me disait « comme les indiens, j’efface mes traces »… alors quand pour une raison ou une autre, il était obligé de revenir sur son parcours, son goût pour la pirouette lui faisait écrire ce genre de biographie :
Né. A vécu.
Cinéaste resté sur sa faim ;
Ecrivain sans conviction (un premier roman écrit en dix jours, le second inachevé cinquante ans après) ;
Journaliste et restaurateur malgré lui ;
Re-visiteur de bars de vins et de salons de thé ;
Pionnier des galeries et du commerce de tirages photographiques ;
Fondateur de la Finger Food Society ;
Créateur de L’Amateur de Bordeaux ;
Lauréat du Club des Croqueurs de Chocolat ;
Membre de l’Academia Italiana della Cucina ;
Dénicheur de vins et de mets ;
Braconnier de grandes et modestes tables ;
A trempé ses lèvres dans un Grand Cru Classé 1855 (le millésime du Classement) ;
Chercheur de petites bêtes (de préférence comestibles) ;
A encore la dent dure et du pain sur la planche.
Et tout cela, histoire sans doute de tromper ma fin. 


Donc si en 2014, Charlotte est à l’origine de ce blog, c’est en revanche moi qui ai eu la rude tache d’accompagner cet iconoclaste au penchant tyrannique durant les mois qu’ont duré l’écriture de ces mémoires photographiques. Et s’il n’est pas toujours facile, ni valorisant d’accompagner un père récalcitrant et inquiet de ce qu’il risque de découvrir dans un voyage au cœur de l’étrange palimpseste de sa vie, j’en garde pourtant le souvenir d’une période charnière, lumineuse et sacrément enrichissante.

J’allais découvrir dans l’exploration des profondeurs de ce cher père quelques secrets inestimables que porte —et révèle— une photographie qui prend part à la transformation des êtres et du monde, comme nous allions le revendiquer quelques années plus tard à Photo Doc. Et je sais que c’est aussi durant ces mois d’échanges intenses que j’ai rencontré pour la première fois les prémices du pouvoir de l’intime qu’avec Christine Delory-Momberger nous allions développer dans notre Observatoire des nouvelles écritures de la photographie documentaire.

Mais pour en revenir à 2014, à cette époque où Charlotte fomentait déjà secrètement le dessein de créer une foire de la photographie responsable et engagée, même si l’idée était d’investir le marché de l’art, lors de nos discussions enflammées nous ne pouvions nous contenter imaginer occuper juste un nouveau segment de marché, nous rêvions de plus, et Photo Doc portait en germe ce qui allait faire sa spécificité : son Observatoire, ses films, ses livres et réflexions diverses et variées autour de la photographie.

Sans le savoir, nous ne faisions déjà que poursuivre les questionnements autour des image, entamés quelques décennies plutôt par mon père et ses camarades comme André Pozner à l’époque directeur de la rédaction du journal Zoom, que Georges évoque dans son article Entre quat’z-yeux, avec Henri Cartier-Bresson : « André Pozner était de ceux encore nombreux, qui s’interrogeaient et m’interrogeaient, non sans raisons, (ne le faisais-je pas moi-même ?) sur cet imago improbable, sur ce que Pozner nommait dans notre entretien « cet objet photographique » encore mal défini « qui par justement le respect qu’il provoque, détourne de la photo plutôt qu’il y ramène, et la réduit à n’être qu’un beau papier encadré éloignant la photo de ce qu’elle peut avoir d’original comme moyen de montrer, d’exprimer, qui passe hors des sentiers battus ou caressés de l’Art.»

Pour Georges investir le marché de la photographie dans les années 70 n’était qu’un prétexte pour percer les mystères des images et c’est toujours dans un état d’esprit d’amateur éclairé qu’il créera et dirigera des journaux sur le sujet dont le célèbre magazine PHOTO lancée en 1967, sur une idée de mon oncle le photographe Walter Carone.

Si avec la Photogalerie qu’il ouvre à l’automne 1972, il devient un des pionniers de la vente de tirages photographiques à Paris, je sais qu’il s’est toujours reproché d’avoir entamé ce commerce qu’en bon libanais il faisait malgré lui, et ce blog m’a beaucoup appris sur les mécanismes fondamentaux de construction de cet homme complexe qui trouvait que transmettre pouvait être un gros mot et qui me répétait souvent « qu’il ne me laisserait rien afin que la joie d’hériter ne me gâche pas la peine que j’aurais à sa mort ».

Si à la fin de sa vie, il se félicitait de ne plus rien posséder, y compris les chefs d’œuvre photographiques qui lui étaient passés entre les mains, des Bill Brandt dont il avait fait la première expo à Paris, des Steichen, Stieglitz, des centaines de Atget, pour ne citer qu’eux… j’ai compris au fur et à mesure de nos échanges et de mes lectures de ses souvenirs que ce n’était pas juste une posture, mais qu’il avait trop de respect et d’amour pour cette époque et ces amitiés fondatrices avec certains de ces photographes illustres pour simplement les « collectionner ».

Dans la dernière année de sa vie, j’ai eu le malheur lors de mon passage à Paris Photo de lui envoyer, une photo de Bill Brandt avec son prix de vente de 34.000€, photo dont il lui restait « seulement » une phototypie signée, la réponse ne s’est pas fait attendre, il m’envoyait une rafale de sms avec des images toutes plus iconiques les unes que les autres, elles étaient accompagnées d’un mot rageur qui disait : « Histoire de te rafraîchir la mémoire… Je vais me remettre au texte de « Mon Musée (presque) Imaginaire de la Photographie »… Et il en manque assurément comme Uelsmann, Gibson (une main de femme sur une tête de cheval,) Leslie Krims, Jack Welpott, un carnet photographique de Erich Hartmann sur la Nouvelle Angleterre fait pour moi et toute un reportage de Léonard Fred, tiré aussi à mon intention. Les deux m’ont été volés. Je pense savoir par qui… » Je l’ai encouragé à écrire son texte sur son musée imaginaire mais il avait d’autres projets notamment un voyage vers cet autre monde « qu’un peu plus de curiosité l’aurait poussé à explorer plus tôt ».
C’est en lisant ce blog que j’ai aussi découvert l’origine de ce petit marteau avec lequel j’ai joué toute mon enfance sans savoir que c’était le coupe verre des Ateliers Gilles Faller qui se transmettait de génération en générations, et dont il était devenu le chef d’atelier en 1972 en devenant le dernier propriétaire de ce lieu mythique de fabrication de chambre photographiques datant de 1854.

Et sans vouloir spolier tous les articles, c’est aussi avec ce blog que j’ai pris conscience de cette dualité qui l’animait et le faisait toujours passer par des « deuils » pour renaitre tel un Phoenix : c’était en se consolant de l’incendie de notre appartement et avec l’argent de l’assurance qu’il avait mis la main sur les ateliers Gilles Faller. Il était coutumier de ce genre de pratiques et chez lui les « catastrophes » préludaient souvent aux changements de vie et aux périodes fastueuses.

En quête de la pierre philosophale, il avait traversé l’œuvre au noir et c’est sans doute pour ça que l’alchimiste Tiphaigne de la Roche l’intéressait et qu’il pouvait écrire un post buissonniersur cet obscur médecin normand auteur du roman d’anticipation Giphantie qui a imaginé la photographie bien avant ses inventeurs.

En remettant ce Blog en page pour le nouveau site et en creusant justement sur Tiphaigne, je découvrais que la naissance du procédé photographique s'entoure du même secret que la quête alchimique et dans leur correspondance, Nicéphore Niepce et Jacques Daguerre les deux inventeurs de la photographie, utilisaient eux aussi un codage : les produits chimiques et les termes techniques étaient remplacés par des numéros de 1 à 79.

La photographie est donc très liée à l’alchimie et c’est sans doute pour ça qu’elle est si transformatrice de nos vies. Et si mon père nous prévient que ses souvenirs aiment le prendre par surprise, et qu’il nous exhorte à ne trouver aucune suite logique, encore moins un ordre chronologique dans ces 20 posts qu’il nous laisse, je constate qu’étrangement ils se finissent par une phrase sur laquelle je ne peux que m’arrêter et qui n’est pas, pour moi en tout cas, aussi dénuée de logique qu’il le prétend. Ses derniers mots sont : « Le numéro UN du magazine PHOTO sortit en été 1967, peu de mois après la naissance d’un garçon. » Ce garçon est évidemment moi, Valentin Bardawil, et c’était comme si cette naissance que mon père m’avait souvent contestée dans la vie, au travers de la photographie, il avait réussi à la reconnaître… enfin !

Alors en tant que bon fils, unique à ce qu’il parait, il me semble légitime de lui laisser la parole pour nous révéler un dernier secret, que porte ces imagos improbables que nous aimons tant.


«Désolé que ceux qui m’ont connu, aient pu prendre pour un véritable «portrait de moi» cette photographie de Van Deren Coke, faite en réalité d’après un ambrotype représentant son grand-père...

Si j’ai choisi de m’abriter derrière elle plutôt que sous la traditionnelle silhouette floutée ou les traits trompeurs d’une photo de l’homme que j’étais au temps de ces souvenirs, c’est parce qu’elle a une petite histoire qui m’a comme donné le droit de me l’approprier.

Au moment de décrocher son exposition à le Photogalerie voilà 40 ans, Van Deren Coke avait tenu à laisser quelques tirages pour la galerie et en cadeau ce portrait comme carbonisé qu’il avait fait d’après un ambrotype de son grand-père, et qu’il m’avait dédicacé.

Quelqu’un (Lyliane Boyer, sans doute, ma fidèle assistante dont j’aurais l’occasion de reparler) avait alors dit : «C’est drôle, ces cheveux, cette façon de se tenir la tête dans les épaules, c’est tout à fait toi !» Nous nous étions amusés de cette ressemblance, et dès lors, pour parler de cette photographie on ne devait dire que « ton portrait » »


Valentin Bardawil, 2022