À l’atelier Gilles-Faller, 2 surprises m’attendent.

Par Georges Bardawil, 2014

Les premiers jours qui suivirent ma prise de fonction ne se passèrent pas sans que le hasard me réserve une ou deux surprises.
Comme cela était prévu avant même le transfert des actions et ma nomination de PDG de Gilles-Faller, le jour vint où Monsieur Lamotte, notre dernier ébéniste allait partir en retraite. La veille de son départ, il rangea consciencieusement son établi et vida le casier du long vestiaire métallique dont il était le dernier usager. J’avais remarqué qu’aucun sanitaire n’existait pour le nombreux personnel d’antan.

Monsieur Lamotte demanda à me voir. Il fallait, de toute façon, que je lui remette son solde de tout compte et les papiers lui revenant. Il sortit alors une pochette de mauvais cuir qui semblait avoir beaucoup servi et me la tendit cérémonieusement.

-  «Cela vous revient... », me dit-il,

« Pourquoi moi ?»

«Eh bien… C’est faute d’ébéniste pour prendre ma suite. Ça vous revient de droit. »

J’ouvris la pochette et en sortit un petit objet singulier et plutôt lourd, composé d’un petit manche métallique solidaire d’une barrette en ivoire prise en sandwich entre deux plaques du même métal. Un seul des côtés de la tranche d’ivoire, était marqué de deux points noirs.

J’interrogeai gentiment, Monsieur Lamotte, des yeux : -  « C’est le diamant de la société, me dit-il. Il est là depuis toujours et se transmet de chef d’atelier en chef d’atelier. Je l’ai reçu de mon prédécesseur quand il a pris sa retraite. J’étais encore jeune à l’époque et je ne pensais pas que ce serait si vite mon tour.»

C’était la première fois que je l’entendais se lancer dans une phrase si longue.

« A quoi servent ces deux points noirs?» lui demandai-je.

«C’est un repaire qui indique le côté devant être appliqué contre la règle après qu’on l’ait posée sur la vitre à couper. Ce sont deux petites tiges d’ébène incrustées. »

En soupesant l’objet et en l’examinant de plus près, je vis qu’il était finement travaillé et poinçonné. Il était assez lourd pour être en argent massif. Nous fîmes un petit pot pour fêter le départ du dernier homme capable de construire de ses mains, une chambre photographique du genre de celles dont se servaient Nadar, Carjat, et tant d’autres... Le modèle dit de «voyage» dont se servaient les photographes de noces ou ceux du Mont-Blanc et des colonies encore françaises, n’était guère moins lourd.


Lors de ce pot, une autre surprise m’attendait.

Mademoiselle Savarin, la comptable qui était la seule employée à nous rester pour encore quelques années, s’approcha timidement de moi et me dit : « Lorsque j’ai tapé votre facture, votre nom m’a tout de suite dit quelque chose. Il n’est pas commun. Mais je ne vous avais pas tout de suite remis...»

«Alors comme ça, nous nous connaissons?» lui demandais-je, sans la reconnaître.

« Oui, depuis les années 60, juste avant que je n’entre ici… J’étais la secrétaire de la Grande Séverine qui appartenait...»

-  «…A Maurice Girodias...» 

Je n’avais fait qu’entrevoir cette personne effacée, à l’époque où j’allais en voisin rendre visite à mon ami Girodias, dans son établissement de la rue Saint Séverin. A la même époque, après que la Série Noire eut publié un roman de moi qui avait eu pas mal de succès, je venais d’ouvrir mon premier restaurant, l’Atelier Maitre Albert, dans la rue du même nom. Espérant toujours faire du cinéma, j’étais loin de penser à la photographie.

Maurice Girodias, était le fils de Jack Kahane fondateur d’Obélik Press, l’éditeur des Tropiques d’Henry Miller et de divers autres écrivains plus ou moins sulfureux qu’il valait mieux publier en anglais et en France si l’on voulait échapper aux pudibonderies de la censure américaine tout en profitant du laxisme de la censure française moins regardante pour des livres destinés à être vendus ailleurs.

A la mort de son père, Maurice Girodias avait repris Obelisk press et créé les Editions du Chêne et Olympia Press où digne fils de son père, il avait publié à Paris, en anglais, Lolita, le roman de Nabokov qui après avoir été refusé par plus trente éditeurs craignant l’impitoyable censure américaine, avait fini par être un des plus fabuleux best-seller. Girodias et moi avions bien des raisons de nous entendre et pas mal de connaissances en commun. À commencer par le peintre et costumier Mayo dont j’avais été l’assistant, Marcel Duhamel, mon éditeur de la Série Noire, et Brassaï autre ami de Miller, que tous les trois m’avaient fait connaître et que devais un jour revoir.

Nous nous étions perdus de vue, Maurice et moi, peu après sa prévisible faillite de la Grande Séverine en 1964. C’était le genre d’hommes dont ma mère disait que « l’argent leur brûle les doigts ».

Rien qu’à imaginer ce qu’elle avait dû endurer à l’ombre d’un tel fou furieux, je regardais ma nouvelle comptable avec de tout autres yeux.

- «Vous avez dû en voir de toutes les couleurs avec lui…»

- «Surtout du bleu, me dit-elle en levant les yeux au ciel. »

Comprenant qu’elle faisait allusion aux papiers d’huissiers et autres sommations, je ne pus m’empêcher de cracher discrètement par terre et de faire avec les doigts, les cornes dans le dos, histoire de conjurer le sort. Je dois avouer que, tout occupé à me débarrasser de la religion de mon père, je m’étais laissé gagner à mon insu, par les superstitions de ma mère Corse. Il n’y avait plus qu’à espérer que ça marche.