1978, Rencontre avec Raul Beceyro, l’auteur inspiré d’un essai sur une photo de Cartier-Bresson.
Par Georges Bardawil, 2014
& Raul Beceyro, 1978Courant 1978, je recevais la visite d’un jeune Sud-Américain du nom de Raul Beceyro. Ce réfugié par deux fois politique, avait dû fuir son pays natal l’Argentine au temps de la dictature des généraux, puis le Chili, (si mes souvenirs sont exacts), après l’assassinat d’Allende fomenté par la CIA et la contre-révolution impitoyable de Pinochet. Il avait fini par trouver asile en France et, à l’Université de Rennes, un emploi dont j’ai oublié la nature. Cinéaste, intellectuel, passionné par la photographie et l’image sous tous ses aspects, il était au fait des analyses et commentaires de chercheurs et philosophes tels que Roland Barthes, Umberto Ecco ou Walter Benjamin et de biens d’autres encore.
Il était lui-même l’auteur d’un essai dont il m’apportait une copie, sur 7 photographies exemplaires de photographes qui ne l’étaient non moins. C’était :The Steerage de Stieglitz ; La petite tisseuse de coton de Lewis Hine ; la Famille italienne de Paul Strand ; La Femme rasée en 1944 de Robert Capa ; le portrait de Julia Jackson par Julia Margaret Cameron, et d’Henri Cartier Bresson, le seul des sept encore vivant (Paul Strand s’était éteint deux ans plus tôt), une photo intitulée : Paris, les provisions, le dimanche matin, rue Mouffetard.
Si le choix me paraissait dans l’ensemble, représentatif et cohérent, celui de cette photographie, ne manquait pas de m’intriguer. Même si elle était faisait partie du livre de Tériade, Les Européens, elle n’appartenait pas vraiment aux « classiques » d’Henri Cartier-Bresson, aux images qu’on retenait d’habitude de lui. Cette «anomalie» me donnait envie d’en savoir davantage sur l‘homme capable d’un choix aussi délibérément «décadré». J’étais curieux de lire quel enseignement il pouvait tirer de cette image au cadrage inhabituel, sinon fautif, surtout chez un photographe connu pour justement l’exigence et la rigueur des siens. Plusieurs questions se posaient à moi, à commencer par celle que je ne m’étais jamais posée : « Que venait faire cette image dans l’œuvre de Henri Cartier-Bresson ? Aurais-je choisie celle-là pour parler de lui ? En quoi était-elle de nature à éclairer sa démarche et son œuvre, et donc s’y intégrer ?»
Voici le texte de Raul Beceyro dans son integralité.
Sur la photographie. Essai.
Raul Beceyro. Traduction Dominique Ferré.
Le visage de l'enfant constitue le centre (géométrique) de cette photo. Si nous traçons les diagonales de l'image, on voit sa tête "reposer" sur l'angle formé au centre par les deux lignes. Et ce n'est pas seulement son visage, mais l'enfant qui constitue l'élément central de cette image.
Mais si dans l'examen de cette photo, nous nous limitions à l'analyse des éléments anecdotiques, comme si le critique littéraire ne donnait d'un livre que l'intrigue, si nous parlions par exemple, de l’expression de l'enfant (provoquée peut—être par la présence de l'appareil photo), ou de son appartenance à une catégorie sociale modeste, ou encore des ravages de l'alcoolisme dans la population française, il me semble que nous passerions à côté de sa signification réelle.
Ce serait tomber également dans un autre piège que de parler à propos de cette photo de Cartier-Bresson, comme devant nombre de ses photos, de la spontanéité et du naturel du personnage, car l'analyse se réduirait alors à l'aspect le plus évident et aussi le plus trompeur, de la conception artistique de Cartier-Bresson. Car précisément "le naturel", cet état que la présence de l’appareil photo ne trouble pas, se trouve modifié par l'intrusion plus ou moins brutale de l'appareil. L'attitude de l'enfant, qui est une parodie de pose, révèle justement que le photographe n'a pu s'en tenir, même s'il l'a voulu, à saisir un fait dans sa réalité pure, exempt de toute contamination. La présence de l'appareil photo modifie ce fait. Le réel n'est déjà plus ce qu'il était avant l'apparition du photographe et celui-ci, impuissant, doit se résigner désormais à prendre quelque chose qu'il a lui-même contribué à produire.
Dans d'autres photos le regard du personnage tourné vers l'appareil, dévoile la présence du photographe, et rend compte du premier stade, le plus évident, de la modification provoquée par l'apparition de l'appareil. Ici cet élément premier n'existe pas: l'enfant qui porte les bouteilles de vin ne regarde pas le photographe; mais la présence du photographe, cependant, conditionne son attitude et l'expression de son visage. Il est possible que cette grimace n'ait pas été provoquée uniquement par l'apparition de l'appareil photo, mais par un camarade qui se trouverait, par exemple, à la gauche du photographe, ce qui me semble pourtant improbable : L'enfant est directement placé face à l'appareil, sans personne pour s'interposer et pouvoir, éventuelement, distraire son attention, en l'empêchant alors de re marquer la présence du photographe.
L'enfant sait probablement qu'on est en train de le photographier, ce qui explique cette grimace mi-hautaine mi-moqueuse qui crispe son visage dans un demi sourire ambigu, imprécis. C'est justement cette imprécision qui rend le visage de l'enfant, presque insignifiant, bien qu'il serve de donnée initiale puisqu'il permet de signaler l'intrusion de l'appareil photo. Et d'ailleurs la partie centrale de cette photo est aussi insignifiante; c'est en effet sur les bords, dans les lignes fuyantes, hors du cadre, qu'il faut commencer à chercher les éléments qui composent sa structure. En même temps qu'elle écarte le "personnage central", son élément anecdotique le plus évident et, en conséquence, toute l'anecdote, la photo de Cartier Bresson commence à montrer son mécanisme, sa logique, son économie.
S'il est vrai que la présence de l'appareil a modifié le centre de la photo (le visage de l'enfant) jusqu'à le neutraliser en le rendant imprécis, il y a un autre élément que le photographe a capté d'une manière innocente: ce sont les mains de l'enfant. Ces mains agrippent les bouteilles par dessous, et les doigts, qui ne se voient presque pas, se plient en épousant leur fond évidé pour mieux les tenir. De tout ce qui est dans la photo ces doigts crispés qui agrippent le fond de bouteille, constituent l'élément réel qui résiste le plus à son intégration à la structure de l'image, peut-être, entre autres raisons, parce que c'est l'élément le plus net, le plus précis; c'est celui qui demeure "tel quel", à l'état brut.
Le spectateur de cette photo, s'il regarde avec attention ces mains, ne pourra échapper à la sensation, sur ses propres mains, du bord froid du verre, ses doigts toucheront le vide du fond des bouteilles, et il en sentira le poids dans le creux de ses mains. C'est la même chose qui se produit, dans une certaine mesure, devant la photo d'un corps ouvert sur la table d'opération, ou devant l'image de la balle au moment même où elle va faire éclater la tête du prisonnier. L'anecdote tend alors à dominer la structure de la photo, à minimiser son organisation. Le fait réel, nu, s'impose, presque indépendant de l'image; il est au premier plan, entre la photo et le spectateur, empêchant ainsi de voir les autres éléments et le contexte dans lequel il s'inscrit.
Les mains aident le corps de l'enfant à soutenir les bouteilles, ces bouteilles qui sont le seul objet brillant de toute la photo. Dans l'opacité générale de l'image, dûe à la lumière caractéristique d'un temps nuageux, et au flou qui envahit la partie arrière de la photo, les deux bouteilles se détachent nettement; les stries brillantes qui courent le long de la bouteille gauche, leur volume marqué par la position des bras et du corps de l'enfant, leur dimension énorme par rapport à sa taille, tout cela en font des objets fondamentaux, "de premier plan".
La zone de netteté est sur l'enfant. De cette façon les différents "plans" qu'on perçoit dans la photo (la maison blanche du fond, les voitures en stationnement, la femme qui traverse la rue, celle qui marche sur le trottoir, la petite fille au noeud blanc dans les cheveux, celle qui frappe dans ses mains) se trouvent estompés en raison du flou qui transforme chaque point en un cercle qui, à son tour, se superpose et se confond avec les points-cercles contigus. Le flou dépouille personnes et objets des particularités qui les distinguent; la femme qui s'approche, c'est toutes les femmes et, en même temps, aucune; son Visage, une tâche blanche, et ses vêtements sans formes réduisent l'information fournie par la photo à une quantité négligeable. En réalité on se trouve devant des formes, des tâches, des volumes.
De plus on ignore beaucoup de choses de ces personnages flous; cette petite fille qui fait un pas en avant a, semble-t-il, quelque chose dans la main, et s'il est possible qu'elle soit en train de frapper dans ses mains, comme je l'ai dit auparavant, il se peut aussi que la photo ait saisi l'instant où elle lève simplement les mains, ou celui où elle porte quelque chose à sa bouche (cette tâche brune qu'elle semble tenir dans la main, ou bien qui est sur ses vêtements). Quand il fait la mise au point sur l'enfant qui porte les bouteilles, Cartier Bresson
rend insignifiants tous les éléments qui sont derrière.
Mais ce n'est pas tout. Le visage de l'enfant et les bouteilles sont à peu près à la même distance de l'appareil; en conséquence, ils sont également nets. Mais la différence des matériaux et des textures produit une transformation: les bouteilles donnent l'impression d'être encore plus nettes que le visage de l'enfant. (La netteté est toujours une notion relative qui dépend de la dimension de l'agrandissement, du grain de la photo, du format du négatif, du matériel utilisé, de l'éclairage, etc.)
C'est pourquoi dans "Provisions le dimanche matin" on peut percevoir, de l'arrière plan vers le premier plan, trois zones successives et superposées de définition et netteté croissantes.
Au fond la zone de flou où maisons, rues, voitures, femmes et petites filles se débattent contre l'insignifiance de l'imprécision; ensuite vient la zone de netteté où se trouve l'enfant qui porte les bouteilles; et enfin au premier plan, il y a les bouteilles elles-mêmes qui, à cause de leur texture et de leurs reflets son plus nettes encore que la zone de netteté, plus précises que le visage ou le corps de l'enfant.
Dans "Provisions le dimanche matin" les deux premiers éléments que nous avons éxaminés sont la modification que la présence de l'appareil produit sur le fait réel antérieur à la photo, et la sélection qu'opère la mise au point. Dans "L'entrepont", la photo de Stieglitz, tout est également net, en raison de la distance appréciable qui sépare l'appareil de l'objet le plus proche (la passerelle qui occupe le milieu de la photo) et de la distance (relativement) réduite qui sépare cette passerelle de l'objet le plus éloigné (les personnages qui sont là-haut sur le fond blanchâtre du ciel). Tout étant net (d'une manière ingénue, et non pas à cause, par exemple, de l'utilisation d'objectifs de courte focale qui reproduiraient avec netteté même des objets très proches, mais en les déformant) la netteté disparaît, alors, en tant qu'élément significatif.
Dans la photo de Stieglitz la netteté se voit réduite à un simple problème technique qui, une fois résolu, au moment où le photographe règle son appareil sur la distance convenable, s'efface derrière d'autres facteurs (l'organisation de l'espace, la lumière, les limites du cadre, etc.).
Mais dans "L'Entrepont",
contrairement à ce que je viens de dire dans le paragraphe précédent,
l'impression que tout est net n'est qu'une illusion. Si nous
examinons avec attention le dernier rang de personnages, ceux
qui se trouvent dans la partie supérieure de la photo, nous verrons
qu'ils sont flous, un flou partiellement compensé par le ciel
qui découpe les contours dans la partie gauche, et par la lumière
du soleil en contre-jour à droite. S'il n'est pas vrai alors
que dans "L'Entrepont" tout est net, il me semble cependant
que le spectateur a l'impression que tout ce qui peut être
net, est net. La netteté est donc, ici, un simple facteur
technique; le flou de la rangée de personnages du fond marque
simplement les limites de la technique et non le début de
l'organisation formelle.
Si nous comparons le problème de la netteté dans "Provisions le dimanche matin" et dans "L'Entrepont", nous percevons une différence essentielle. Cette rangée du fond dans la photo de Stieglitz n'a évidemment pas le même statut que la petite fille qui frappe dans ses mains. On peut même penser que Cartier-Bresson a réglé la distance en-deça de l'enfant pour réduire volontairement la zone de netteté; et en admettant même qu'il ait été obligé d'avoir une zone de netteté réduite, à cause du diaphragme utilisé, cette donnée technique "ordonne" l'image d'une manière telle qu'elle se transforme automatiquement en un principe de construction. La même chose se produit dans "Petite tisseuse" de Lewis Hine : le choix de la zone de netteté apparaît comme une opération délibérée dont les implications doivent être mises en évidence par l'analyse. Dans "L'Entrepont", au contraire, la netteté disparaît de la gamme des ressources utilisées pour organiser le matériau.
De même, à propos de l'intrusion de l'appareil, cet autre facteur initial que nous avions souligné dans "Provisions le dimanche matin", on constate dans "L'Entrepont" quelque chose de surprenant. Une demi-douzaine de personnes au moins regardent franchement l'objectif, surtout dans la rangée des hommes accoudés au bastingage du pont supérieur. Nous avons déjà vu que ce fait (regarder l'objectif) constitue l'aspect le plus évident, le premier, de la transformation qu'opère la présence du photographe sur le fait réel.
Si nous comparons le problème de la netteté dans "Provisions le dimanche matin" et dans "L'Entrepont", nous percevons une différence essentielle. Cette rangée du fond dans la photo de Stieglitz n'a évidemment pas le même statut que la petite fille qui frappe dans ses mains. On peut même penser que Cartier-Bresson a réglé la distance en-deça de l'enfant pour réduire volontairement la zone de netteté; et en admettant même qu'il ait été obligé d'avoir une zone de netteté réduite, à cause du diaphragme utilisé, cette donnée technique "ordonne" l'image d'une manière telle qu'elle se transforme automatiquement en un principe de construction. La même chose se produit dans "Petite tisseuse" de Lewis Hine : le choix de la zone de netteté apparaît comme une opération délibérée dont les implications doivent être mises en évidence par l'analyse. Dans "L'Entrepont", au contraire, la netteté disparaît de la gamme des ressources utilisées pour organiser le matériau.
De même, à propos de l'intrusion de l'appareil, cet autre facteur initial que nous avions souligné dans "Provisions le dimanche matin", on constate dans "L'Entrepont" quelque chose de surprenant. Une demi-douzaine de personnes au moins regardent franchement l'objectif, surtout dans la rangée des hommes accoudés au bastingage du pont supérieur. Nous avons déjà vu que ce fait (regarder l'objectif) constitue l'aspect le plus évident, le premier, de la transformation qu'opère la présence du photographe sur le fait réel.
Mais dans
"L'Entrepont" non plus, cette donnée n'est pas significative. Dans
la photo de Cartier Bresson l'enfant occupe une place tellement
prépondérante qu'il est inévitable que sa réaction devant
l'appareil soit un élément important. Au contraire dans celle de
Stieglitz l'élément fondamental n'est pas constitué par chacun des
personnages mais par les groupes, les ensembles, les hémisphères.
Bien sûr, le regard pénétrant de l'homme à la casquette,
près de celui au canotier blanc,
définit aussi le personnage, mais
cet homme (son visage, ses vêtements) fait partie, à son tour,
d'un ensemble qui l'inclut et en même temps le dépasse.
D'autre part ce regard n'a pas un statut différent (plus déterminant, plus significatif) de celui, par exemple, du regard absent de la femme blonde au centre de l'hémisphère inférieur, ou de celui du regard que la femme à l'enfant porte à l'homme qui délimite l'angle inférieur droit de la photo.
D'autre part ce regard n'a pas un statut différent (plus déterminant, plus significatif) de celui, par exemple, du regard absent de la femme blonde au centre de l'hémisphère inférieur, ou de celui du regard que la femme à l'enfant porte à l'homme qui délimite l'angle inférieur droit de la photo.
Dans "Petite tisseuse" l'intrusion de l'appareil est, en principe, rendue explicite par le regard que tourne la femme du fond vers lui. Mais le flou estompe, "efface" ce regard. Ce n'est pas par ce regard que le photographe manifeste sa présence, mais par les choix successifs qu'il a effectué: emplacement de l'appareil, hauteur de l'appareil, zone de netteté).
Dans "Provisions le dimanche matin" la hauteur de l'appareil est "normale", celle de l'oeil du photographe. Comme le personnage principal de la photo est un enfant, le résultat est un plan en plongée. Dans "Petite tisseuse" Hine était descendu à la hauteur des yeux de la petite fille pour éviter l'effet que paraît produire inévitablemente le plan en plongée: une situation d'infériorité du personnage. Mais ici Cartier-Bresson ne veut pas "écraser" l'enfant, et d'ailleurs le spectateur n'a pas l'impression de se trouver en face d'un personnage "inférieur et écrasé".
Cela démontre l'inexistence de
significations automatiques, immuables, antérieures à la structure
particulière de chaque image, et indépendantes du contexte dans
lequel tout élément (la hauteur de l'appareil dans ce cas précis) doit
nécessairement s'inscrire.
S'il est vrai que la hauteur "normale" d'une photo est celle de l'oeil du photographe, aujourd'hui la hauteur "normale" de la photo d'un enfant est celle des yeux de l'enfant. En l95O Cartier-Bresson sait déjà ce qu'actuellement on peut lire jusque sur les prospectus de films et appareils photos, et si Cartier Bresson ne veut pas diminuer et "écraser" le personnage de l'enfant, le choix de la hauteur d'un homme pour le photographier est une erreur. (Celle-ci est la première des trois "erreurs" que commet Cartier-Bresson dans cette photo, erreurs qui sont en fait, des choix délibérés, des axes autour desquels tourne la structure de "Provisions le dimanche matin".)
Et ce serait effectivement une erreur si la hauteur choisie par Cartier-Bresson n'avait pas ici une signification précise: l'enfant est pris d'en haut simplement parce que le photographe n'a pas eu le temps nécessaire pour se baisser. Cette explication n'est pas si secondaire qu'on pourrait le supposer et signale tout au contraire l'un des thèmes de "Provisions le dimanche matin". Par définition les photos sont des images fixes où le mouvement n'existe pas, et par conséquent, où le temps n'existe pas. La photographie ne se déroule pas dans le temps et la durée ne fait pas partie de ses éléments constitutifs. Ce qui distingue photographie et cinéma (série de photos dont la projection ininterrompue produit l'illusion du mouvement) c'est précisément la durée, le temps. Les photographes tentent souvent de combler cette lacune, de cacher ce défaut ou de surmonter cette impossibilité.
Ils n'y parviennent pas et ne peuvent que constater l'existence de cette barrière qu'ils essaient d'éliminer, car dans la photographie le temps n'est pas une composante mais simplement un thème qui, comme celui de la condition ouvrière, par exemple, constitue la base de certaines photos. Le temps est le théme des photos où l'on voit une balle atteindre sa cible, ou la goutte de lait tomber en formant comme une couronne.
Dans un article reproduit dans un numéro du Nouvel Observateur Special Photo, Susan Sontag écrit: "Qui pourrait nier que l'information et la beauté formelle qu'offrent de nombreuses photographies sont liées au développement constant des possibilités techniques, ainsi les intantanés pris à vitesse ultra rapide par Harold Edgerton où l'on voit, par exemple, un projectile frapper la cible, ou les arabesques décrites par une raquette de tennis."
Il me semble que Susan Sontag se trompe. La toute-puissance de la technique est, dans ces cas-là, asservissante, et le contenu réel de ces photos n'est même pas le temps, qui en est le prétexte thématique, mais la puissance de la mécanique. Les photos du projectile ou de la goutte de lait sont de simples curiosités. Ces formes surprenantes montrent quelque chose que l'oeil humain, à cause de ses imperfections, ne peut voir, et entrent très vite au musée des excentricités. Ces photos, à cause de leur standardisation, de leur automatisme, de leur banalité, sont en même temps la preuve d'une victoire de l'appareil et l’aveu de l'impuissance de l'homme à contrôler la machine, car c'est cette machine, et elle seule, l'auteur véritable de ces photos.
L'un des thèmes de "Provisions le dimanche matin" est donc le temps; par le biais de la hauteur de l'appareil Cartier-Bresson parle de la fugacité d'un instant qui ne peut être saisi qu'à condition de ne pas même perdre la fraction de seconde nécessaire pour baisser l'appareil.
Le second maillon de ce thème du temps, la seconde "erreur", est l'horizon oblique. Tous les personnages, en commençant par l'enfant qui porte les bouteilles, sont inclinés vers la droite, parce que l'appareil, au moment où la photo était prise, était incliné vers la gauche. Cela apparaît plus évident encore dans l'angle de la maison au-dessus de la tête de l'enfant qui coupe la photo à peu près par la moitié. Les lignes horizontales, en conséquence, descendent de gauche à droite.
On sait que l'oeil humain opère en permanence une correction de l'horizon, c'est-à-dire que si on incline la tête, nous percevons l'horizon droit. La photo de Cartier Bresson montre cet instant fugace où l'oeil n'a pas eu le temps nécessaire d'effectuer la correction et c'est pourquoi les personnages et les murs des maisons sont inclinés. Dans "Provisions le dimanche matin" le mouvement est arrêté sur un instant précis, celui qui ne permet pas au photographe de baisser l'appareil jusqu'à la hauteur des yeux de l'enfant, ni à l'oeil humain de rectifier l'horizontale.
Nous ne sommes pas ici devant la machine perfectionnée qui dénonce les imperfections de l'oeil, mais devant la machine au moins aussi imparfaite que l'oeil humain, et qui révèle sa propre imperfection; nous sommes à l'opposé de l'instantané du projectile atteignant la cible. '
Le photographe n'a donc pas eu le temps de baisser l'appareil (et c'est pourquoi l'enfant est pris "d'en haut") et l'oeil n'a pas eu le temps de corriger les lignes (L'horizon est par conséquent incliné). Il reste à considérer un autre détail, la troisième "erreur" de Cartier-Bresson: le pied coupé.
Le bord inférieur de la photo montre presque entièrement le pied gauche de l'enfant, bien qu'à moitié caché par l'autre jambe, mais elle ne montre que partiellement la jambe droite, en la coupant un peu au-dessus de la cheville; on ne voit pas le pied.
Cette exclusion peut être considérée comme un défaut, car elle élimine un élément qui pourrait renseigner le spectateur, au même titre que la culotte courte ou la ceinture, toutes deux inclus dans la photo. Ce pied coupé dénonce, en réalité, un cadrage qui ne s'ajuste plus au matériel que le photographe a devant lui; il est arrivé trop tard, une seconde trop tard, seconde pendant laquelle le pied droit de l'enfant a fait ce pas qui le place hors du cadre.
Faisons revenir en arrière la photo d'une seconde, comme devant une table de montage, et imaginons ce qu'était le cadrage une seconde auparavant, quand il incluait les deux pieds de l'enfant. Malgré les efforts qu'il a réalisés (en prenant la photo de sa hauteur "normale", sans descendre à celle des yeux de l'enfant, et en ne perdant pas de temps à corriger l'horizontale) ce pied coupé dénonce l'échec du photographe qui est arrivé trop tard. "Provisions le dimanche matin" est plus que l'image d'un enfant avec deux bouteilles de vin à la main, l'histoire de la recherche de tout photographe, le récit de ses tentatives, et le constat de son échec.
Mais si finalement, malgré tout ce que nous avons dit, dans "Provisions le dimanche matin" Cartier-Bresson s'était simplement "trompé" dans le cadrage et si le pied coupé était effectivement une erreur?
Examinons le livre dans lequel cette photo a été publiée, "Les européens", Éditions Verve, 1955, qui rassemble des photos prises entre l95O et 1955. Voyons toutes les photos où il y a, comme dans "Provisions le dimanche matin", des personnages auxquels le cadre coupe "arbitrairement" le pied, des personnages qui sont tout entier dans la photo sauf le pied, ou un bout du pied, ou un peu plus que le pied. Ces photos sont les numéros l6, l7, 48, 49, 63, 79, 81, 97, 100, 105, lO6, 112 et ll4 ("Provisions le dimanche matin"). Dans cette liste ne figurent pas des photos qui, même si elles coupent aussi le pied ou la jambe à leurs personnages, sont plus ou moins "normales"; par exemple les photos numéro l2, 27, 59, 46, 55, 60, 75, 86, 108. Dans les treize photos inventoriées, qui constituent plus du dixième du livre, le pied coupé apparaît comme une excentricité, une anomalie; il s'agit de photos dans lesquelles "normalement" le pied aurait dû être montré entièrement.
Le lecteur de "Les européens" assiste à la tentative laborieuse, consciente, réfléchie de Cartier-Bresson pour expliciter, à travers ses propres photos, ses idées sur la photographie. Cartier-Bresson raconte l'histoire de la défaite inévitable du photographe qui arrive toujours trop tard, qui court désespérément derrière un matériel (le réel) qui ne peut que lui échapper. Et si cette recherche est marquée par l'échec, c'est paradoxalement de la défaite que Cartier Bresson tire les matériaux pour construire une victoire: ses propres photos.
"Provisions le dimanche matin" n'est pas une illustration de l'impossibilité matérielle de Cartier-Bresson parce qu'il aurait pu, s'il l'avait voulu, baisser l'appareil, corriger l'horizon et faire entrer dans le cadrage le pied, ou bien reculer de deux pas et avoir ainsi le temps nécessaire pour réaliser ces trois opérations; c'est le développement d'un thème: l'impuissance de tout photographe dans sa poursuite sans espoir du réel.
Plaçons nous en face de "Provisions le dimanche matin" et regardons attentivement. Faisons un effort et essayons de voir ce qui n'est pas, la photo que Cartier-Bresson a choisi de ne pas faire: corrigeons alors ses trois erreurs. Commençons par faire tourner lentement l'appareil imaginaire, notre vision idéale, jusqu'à ce que l'horizon soit droit: les personnages et l'angle de la maison du coin ne sont plus obliques. Ensuite baissons nous jusqu'à la hauteur des yeux de l'enfant, et enfin remontons le temps d'une seconde et corrigeons le cadrage jusqu'à y inclure les deux pieds de l'enfant. Dans notre imagination nous avons à ce moment-là la photo que Cartier-Bresson n'a pas voulu faire.
Faisons le dernier effort. Superposons la photo de Cartier-Bresson et la version corrigée que notre imagination a fabriquée, la photo réelle, de Cartier-Bresson, et la photo "normale", celle qui obéit, docilement, aux indications du bon sens. Nous nous trouvons devant deux images très semblables; la photo de Cartier-Bresson est légérement décalée, comme un calque défectueux, comme une caricature qui, comme toutes les caricatures, exagère la réalité pour la rendre plus claire. Ce décalage, au premier abord inexplicable (ou explicable seulement si l'on prend les trois détails comme des erreurs du photographe), s'éclaire, soudain, grâce à un élément nouveau qui révèle, en même temps qu'il l'explique, une des significations principales de "Provisions le dimanche matin".
Dans cette photo Cartier-Bresson se refuse à donner une image complaisante du monde, de l'harmonie entre la réalité et l'art, entre ce qui existe et ce qui n'est pas encore. En premier lieu il réfute l'idée du photographe qui maîtriserait le matériau et par là même le figerait; il se refuse à se considérer lui-même comme cet être supérieur qui, au-dessus du monde réel, consacre, dans une organisation stable et conservatrice, cette supériorité. "Provisions le dimanche matin" est instabilité, déséquilibre, recherche, travail; elle montre les problèmes, peut-être même les impossibilités du travail artistique; au lieu de montrer un résultat, elle montre un processus, au lieu d'une oeuvre, un mécanisme.
Curieuse situation que celle du spectateur de "Provisions le dimanche matin". Placé en face de l'image de l'enfant qui porte les bouteilles, dans un premier temps, et légitimement, il a essayé de voir dans les aspects les plus évidents de la photo, dans l'attitude de l'enfant, par exemple, les indices pour en découvrir la signification. Mais cette analyse se révèle insatisfaisante, et il a l'impression que son regard glisse sur les choses et que, comme sur les lieux d'un crime, il y a des indices qui peuvent lui permettre d'identifier l'assassin, mais qu'il ne peut ni les trouver ni les interpréter.
Ces indices sont là, cette tête de l'enfant qui n'arrive pas à cacher la femme du fond (et le spectateur perçoit alors que la hauteur de l'appareil n'est pas celle de la tête de l'enfant), cet horizon incliné, ce pied que le cadrage ne peut plus inclure. Quand le spectateur se rend compte que "Provisions le dimanche matin" pose les problèmes du processus artistique, et surtout celui des rapports conflictuels entre le réel et le photographe, l'image alors agit comme un miroir, et chacun de ces éléments (le pied, l'horizon, la hauteur) renvoie à une figure qui n'est pas dans la photo mais qui préside à sa structure: le photographe 1ui-même.
Le spectateur comprend maintenant que tout dans l'organisation de "Provisions le dimanche matin" lui signale, comme si on lui montrait du doigt, la présence de quelqu'un qui est derrière lui. C'est pourquoi il commence à tourner lentement la tête, finit par se retourner et il découvre alors en face de lui le narrateur, l'auteur, le photographe "un paquet de nerf qui attend le moment, et cela monte, monte, monte, et cela éclate, c'est une joie physique, danse, temps et espace réunis. Oui, oui, oui, oui, oui, comme la conclusion de l'Ulysse de Joyce".(l)
(l) Henri Cartier Bresson, Le Monde, 5 septembre l974.
S'il est vrai que la hauteur "normale" d'une photo est celle de l'oeil du photographe, aujourd'hui la hauteur "normale" de la photo d'un enfant est celle des yeux de l'enfant. En l95O Cartier-Bresson sait déjà ce qu'actuellement on peut lire jusque sur les prospectus de films et appareils photos, et si Cartier Bresson ne veut pas diminuer et "écraser" le personnage de l'enfant, le choix de la hauteur d'un homme pour le photographier est une erreur. (Celle-ci est la première des trois "erreurs" que commet Cartier-Bresson dans cette photo, erreurs qui sont en fait, des choix délibérés, des axes autour desquels tourne la structure de "Provisions le dimanche matin".)
Et ce serait effectivement une erreur si la hauteur choisie par Cartier-Bresson n'avait pas ici une signification précise: l'enfant est pris d'en haut simplement parce que le photographe n'a pas eu le temps nécessaire pour se baisser. Cette explication n'est pas si secondaire qu'on pourrait le supposer et signale tout au contraire l'un des thèmes de "Provisions le dimanche matin". Par définition les photos sont des images fixes où le mouvement n'existe pas, et par conséquent, où le temps n'existe pas. La photographie ne se déroule pas dans le temps et la durée ne fait pas partie de ses éléments constitutifs. Ce qui distingue photographie et cinéma (série de photos dont la projection ininterrompue produit l'illusion du mouvement) c'est précisément la durée, le temps. Les photographes tentent souvent de combler cette lacune, de cacher ce défaut ou de surmonter cette impossibilité.
Ils n'y parviennent pas et ne peuvent que constater l'existence de cette barrière qu'ils essaient d'éliminer, car dans la photographie le temps n'est pas une composante mais simplement un thème qui, comme celui de la condition ouvrière, par exemple, constitue la base de certaines photos. Le temps est le théme des photos où l'on voit une balle atteindre sa cible, ou la goutte de lait tomber en formant comme une couronne.
Dans un article reproduit dans un numéro du Nouvel Observateur Special Photo, Susan Sontag écrit: "Qui pourrait nier que l'information et la beauté formelle qu'offrent de nombreuses photographies sont liées au développement constant des possibilités techniques, ainsi les intantanés pris à vitesse ultra rapide par Harold Edgerton où l'on voit, par exemple, un projectile frapper la cible, ou les arabesques décrites par une raquette de tennis."
Il me semble que Susan Sontag se trompe. La toute-puissance de la technique est, dans ces cas-là, asservissante, et le contenu réel de ces photos n'est même pas le temps, qui en est le prétexte thématique, mais la puissance de la mécanique. Les photos du projectile ou de la goutte de lait sont de simples curiosités. Ces formes surprenantes montrent quelque chose que l'oeil humain, à cause de ses imperfections, ne peut voir, et entrent très vite au musée des excentricités. Ces photos, à cause de leur standardisation, de leur automatisme, de leur banalité, sont en même temps la preuve d'une victoire de l'appareil et l’aveu de l'impuissance de l'homme à contrôler la machine, car c'est cette machine, et elle seule, l'auteur véritable de ces photos.
L'un des thèmes de "Provisions le dimanche matin" est donc le temps; par le biais de la hauteur de l'appareil Cartier-Bresson parle de la fugacité d'un instant qui ne peut être saisi qu'à condition de ne pas même perdre la fraction de seconde nécessaire pour baisser l'appareil.
Le second maillon de ce thème du temps, la seconde "erreur", est l'horizon oblique. Tous les personnages, en commençant par l'enfant qui porte les bouteilles, sont inclinés vers la droite, parce que l'appareil, au moment où la photo était prise, était incliné vers la gauche. Cela apparaît plus évident encore dans l'angle de la maison au-dessus de la tête de l'enfant qui coupe la photo à peu près par la moitié. Les lignes horizontales, en conséquence, descendent de gauche à droite.
On sait que l'oeil humain opère en permanence une correction de l'horizon, c'est-à-dire que si on incline la tête, nous percevons l'horizon droit. La photo de Cartier Bresson montre cet instant fugace où l'oeil n'a pas eu le temps nécessaire d'effectuer la correction et c'est pourquoi les personnages et les murs des maisons sont inclinés. Dans "Provisions le dimanche matin" le mouvement est arrêté sur un instant précis, celui qui ne permet pas au photographe de baisser l'appareil jusqu'à la hauteur des yeux de l'enfant, ni à l'oeil humain de rectifier l'horizontale.
Nous ne sommes pas ici devant la machine perfectionnée qui dénonce les imperfections de l'oeil, mais devant la machine au moins aussi imparfaite que l'oeil humain, et qui révèle sa propre imperfection; nous sommes à l'opposé de l'instantané du projectile atteignant la cible. '
Le photographe n'a donc pas eu le temps de baisser l'appareil (et c'est pourquoi l'enfant est pris "d'en haut") et l'oeil n'a pas eu le temps de corriger les lignes (L'horizon est par conséquent incliné). Il reste à considérer un autre détail, la troisième "erreur" de Cartier-Bresson: le pied coupé.
Le bord inférieur de la photo montre presque entièrement le pied gauche de l'enfant, bien qu'à moitié caché par l'autre jambe, mais elle ne montre que partiellement la jambe droite, en la coupant un peu au-dessus de la cheville; on ne voit pas le pied.
Cette exclusion peut être considérée comme un défaut, car elle élimine un élément qui pourrait renseigner le spectateur, au même titre que la culotte courte ou la ceinture, toutes deux inclus dans la photo. Ce pied coupé dénonce, en réalité, un cadrage qui ne s'ajuste plus au matériel que le photographe a devant lui; il est arrivé trop tard, une seconde trop tard, seconde pendant laquelle le pied droit de l'enfant a fait ce pas qui le place hors du cadre.
Faisons revenir en arrière la photo d'une seconde, comme devant une table de montage, et imaginons ce qu'était le cadrage une seconde auparavant, quand il incluait les deux pieds de l'enfant. Malgré les efforts qu'il a réalisés (en prenant la photo de sa hauteur "normale", sans descendre à celle des yeux de l'enfant, et en ne perdant pas de temps à corriger l'horizontale) ce pied coupé dénonce l'échec du photographe qui est arrivé trop tard. "Provisions le dimanche matin" est plus que l'image d'un enfant avec deux bouteilles de vin à la main, l'histoire de la recherche de tout photographe, le récit de ses tentatives, et le constat de son échec.
Mais si finalement, malgré tout ce que nous avons dit, dans "Provisions le dimanche matin" Cartier-Bresson s'était simplement "trompé" dans le cadrage et si le pied coupé était effectivement une erreur?
Examinons le livre dans lequel cette photo a été publiée, "Les européens", Éditions Verve, 1955, qui rassemble des photos prises entre l95O et 1955. Voyons toutes les photos où il y a, comme dans "Provisions le dimanche matin", des personnages auxquels le cadre coupe "arbitrairement" le pied, des personnages qui sont tout entier dans la photo sauf le pied, ou un bout du pied, ou un peu plus que le pied. Ces photos sont les numéros l6, l7, 48, 49, 63, 79, 81, 97, 100, 105, lO6, 112 et ll4 ("Provisions le dimanche matin"). Dans cette liste ne figurent pas des photos qui, même si elles coupent aussi le pied ou la jambe à leurs personnages, sont plus ou moins "normales"; par exemple les photos numéro l2, 27, 59, 46, 55, 60, 75, 86, 108. Dans les treize photos inventoriées, qui constituent plus du dixième du livre, le pied coupé apparaît comme une excentricité, une anomalie; il s'agit de photos dans lesquelles "normalement" le pied aurait dû être montré entièrement.
Le lecteur de "Les européens" assiste à la tentative laborieuse, consciente, réfléchie de Cartier-Bresson pour expliciter, à travers ses propres photos, ses idées sur la photographie. Cartier-Bresson raconte l'histoire de la défaite inévitable du photographe qui arrive toujours trop tard, qui court désespérément derrière un matériel (le réel) qui ne peut que lui échapper. Et si cette recherche est marquée par l'échec, c'est paradoxalement de la défaite que Cartier Bresson tire les matériaux pour construire une victoire: ses propres photos.
"Provisions le dimanche matin" n'est pas une illustration de l'impossibilité matérielle de Cartier-Bresson parce qu'il aurait pu, s'il l'avait voulu, baisser l'appareil, corriger l'horizon et faire entrer dans le cadrage le pied, ou bien reculer de deux pas et avoir ainsi le temps nécessaire pour réaliser ces trois opérations; c'est le développement d'un thème: l'impuissance de tout photographe dans sa poursuite sans espoir du réel.
Plaçons nous en face de "Provisions le dimanche matin" et regardons attentivement. Faisons un effort et essayons de voir ce qui n'est pas, la photo que Cartier-Bresson a choisi de ne pas faire: corrigeons alors ses trois erreurs. Commençons par faire tourner lentement l'appareil imaginaire, notre vision idéale, jusqu'à ce que l'horizon soit droit: les personnages et l'angle de la maison du coin ne sont plus obliques. Ensuite baissons nous jusqu'à la hauteur des yeux de l'enfant, et enfin remontons le temps d'une seconde et corrigeons le cadrage jusqu'à y inclure les deux pieds de l'enfant. Dans notre imagination nous avons à ce moment-là la photo que Cartier-Bresson n'a pas voulu faire.
Faisons le dernier effort. Superposons la photo de Cartier-Bresson et la version corrigée que notre imagination a fabriquée, la photo réelle, de Cartier-Bresson, et la photo "normale", celle qui obéit, docilement, aux indications du bon sens. Nous nous trouvons devant deux images très semblables; la photo de Cartier-Bresson est légérement décalée, comme un calque défectueux, comme une caricature qui, comme toutes les caricatures, exagère la réalité pour la rendre plus claire. Ce décalage, au premier abord inexplicable (ou explicable seulement si l'on prend les trois détails comme des erreurs du photographe), s'éclaire, soudain, grâce à un élément nouveau qui révèle, en même temps qu'il l'explique, une des significations principales de "Provisions le dimanche matin".
Dans cette photo Cartier-Bresson se refuse à donner une image complaisante du monde, de l'harmonie entre la réalité et l'art, entre ce qui existe et ce qui n'est pas encore. En premier lieu il réfute l'idée du photographe qui maîtriserait le matériau et par là même le figerait; il se refuse à se considérer lui-même comme cet être supérieur qui, au-dessus du monde réel, consacre, dans une organisation stable et conservatrice, cette supériorité. "Provisions le dimanche matin" est instabilité, déséquilibre, recherche, travail; elle montre les problèmes, peut-être même les impossibilités du travail artistique; au lieu de montrer un résultat, elle montre un processus, au lieu d'une oeuvre, un mécanisme.
Curieuse situation que celle du spectateur de "Provisions le dimanche matin". Placé en face de l'image de l'enfant qui porte les bouteilles, dans un premier temps, et légitimement, il a essayé de voir dans les aspects les plus évidents de la photo, dans l'attitude de l'enfant, par exemple, les indices pour en découvrir la signification. Mais cette analyse se révèle insatisfaisante, et il a l'impression que son regard glisse sur les choses et que, comme sur les lieux d'un crime, il y a des indices qui peuvent lui permettre d'identifier l'assassin, mais qu'il ne peut ni les trouver ni les interpréter.
Ces indices sont là, cette tête de l'enfant qui n'arrive pas à cacher la femme du fond (et le spectateur perçoit alors que la hauteur de l'appareil n'est pas celle de la tête de l'enfant), cet horizon incliné, ce pied que le cadrage ne peut plus inclure. Quand le spectateur se rend compte que "Provisions le dimanche matin" pose les problèmes du processus artistique, et surtout celui des rapports conflictuels entre le réel et le photographe, l'image alors agit comme un miroir, et chacun de ces éléments (le pied, l'horizon, la hauteur) renvoie à une figure qui n'est pas dans la photo mais qui préside à sa structure: le photographe 1ui-même.
Le spectateur comprend maintenant que tout dans l'organisation de "Provisions le dimanche matin" lui signale, comme si on lui montrait du doigt, la présence de quelqu'un qui est derrière lui. C'est pourquoi il commence à tourner lentement la tête, finit par se retourner et il découvre alors en face de lui le narrateur, l'auteur, le photographe "un paquet de nerf qui attend le moment, et cela monte, monte, monte, et cela éclate, c'est une joie physique, danse, temps et espace réunis. Oui, oui, oui, oui, oui, comme la conclusion de l'Ulysse de Joyce".(l)
(l) Henri Cartier Bresson, Le Monde, 5 septembre l974.