Georges Bardawil, défricheur de terres inconnues

par Charlotte Flossaut, 2016

(Entretien réalisé pour le numéro 9 de la revue Caméra, 2016)

Georges Bardawil a été dans les années 1960-1970 l’un des principaux promoteurs de la photographie en tant que médium artistique et le premier initiateur du marché en France. Pour Camera, il revient sur cette période marquée par l’esprit d’aventure et sur le lieu mythique qui a incarné la création photographique de cette époque : le 2 rue Christine à Paris.

Charlotte Flossaut : Vous êtes l’un des cofondateurs du magazine Photo en 1967 et le premier à avoir ouvert en France, à Paris, en 1972, une galerie exclusivement consacrée à la photographie, la Photogalerie. Vous avez aussi publié un roman policier dans la célèbre « Série noire » de Gallimard, écrit des scénarios, réalisé des films, ouvert des bars à vin… Comment vous définiriez-vous ?

Georges Bardawil : À un monsieur qui, un jour, désirait savoir ce que je faisais dans la vie, je m’étais contenté de dire que j’étais chercheur. « Chercheur… en quoi ? », m’avait-il demandé. « C’est justement ce que je cherche », avais-je répondu. Mais au fond cette pirouette ne traduit pas ce que je suis vraiment. Je suis quelqu’un qui trouve plus qu’il ne cherche. Et qui préfère revisiter et explorer ces « terres inconnues » qui sont à notre portée. Pour moi, cela a été la « photo », mais aussi « le thé », « le vin » et quelques autres divertissements...

C.F. : Vous avez fait du 2 rue Christine à Paris un lieu mythique pour la photographie entre 1972 et 1982. Quelle est l’origine de la Photogalerie et de sa cohabitation avec l’agence Magnum ?

G.B. : En 1972, après plusieurs voyages à travers l’Europe avec Erich Hartmann, un des grands de Magnum, pour réaliser un livre sur la recherche spatiale européenne1, je viens d’accepter de relifter un vieux magazine photographique qui en a bien besoin : Le Nouveau Photocinéma.

J’ai alors droit, si je puis dire, au baptême du feu et rendez-vous avec mon destin. Un incendie ravage notre appartement et nous laisse sans même une brosse à dent. Pour me consoler, j’achète une antique chambre photographique d’atelier. Son fabricant, la société Gilles-Faller, ultime survivante de l’ébénisterie photographique, vit ses derniers instants dans un immeuble du 2 rue Christine, au cœur du Quartier latin, dans un coin du xixe siècle oublié des hommes. Venu là pour faire réparer le soufflet de ma chambre, je découvre l’exacte miniature de la mienne. Le propriétaire, à qui je veux l’acheter, est formel : « Même si vous m’achetiez la société, je ne vous la vendrais pas… » J’achète la société et la petite chambre avec.

Le Nouveau PhotoCinéma n’en est pas moins là, dont il faut m’occuper. Des années passées au magazine PHOTO, il me reste pas mal d’idées et un certain savoir-faire, voire un certain « ne pas savoir faire ». Qu’est-ce après tout, qu’un magazine ? Une couverture alléchante et, derrière, le plus possible d’images fortes ou belles pour donner des idées, et des commentaires bien écrits sur ceux qui les ont faites. Rien de bien sorcier. Rien non plus de bien satisfaisant pour quelqu’un comme moi, dont la passion est de raconter des histoires et de créer des lieux. Quelqu’un dont le hasard vient de faire l’ultime propriétaire de la plus vieille enseigne photographique du monde et l’occupant d’un endroit magique hanté par la photographie, un décor inouï qui ne demande qu’à revivre.

L’idée s’impose à moi comme une évidence. Ce lieu et ce magazine attendent la même chose, être réanimés. Et par chance, ici et là, il s’agit de photographie.

Ce 2 de la rue Christine est pour moi l’endroit rêvé pour devenir un lieu de rencontres photographiques et, pourquoi pas, une galerie. Mais ce n’est pas une mince affaire. Quatre étages en piteux état à réhabiliter. La partie est loin d’être gagnée. La chance veut que Magnum, la prestigieuse agence, accepte de me rejoindre dans cette aventure. Bruno Barbey, René Burri, Marc Riboud surtout, y seront pour beaucoup. L’agence quitte le faubourg Saint-Honoré et s’installe sur deux étages.

C.F. : Racontez-nous comment la Photogalerie a failli s’appeler «Blind».

G.B. : En effet, Blind devait être son nom. Photogalerie ne devait être que sa base-line. C’était, bien sûr, en hommage à Paul Strand et à sa célébrissime photographie de la mendiante aveugle. Mais j’avais dans la tête une arrière-pensée plus provocatrice. Un souvenir de jeunesse. Quand un soir, dans un bar avec quelques copains peintres et poètes en mal de surréalisme, nous avions décidé d’aller perturber les vernissages fréquentés par la bourgeoisie marseillaise, grimés en aveugles, lunettes noires et cannes blanches, bousculant tout, et portant des pancartes qui disaient par exemple : «Vous qui croyez voir, devenez voyants.»

Je me souviens, pour Blind, d’avoir envisagé deux slogans du même genre : «Une photo, ça s’achète les yeux fermés», ou encore : «Une bonne photo, ça crève les yeux». Des sortes de warning pour rappeler qu’on n’est jamais assez attentif à ce qu’on regarde. Et puis, je me suis laissé persuadé par un entourage plus raisonnable de renoncer à mes idées de «potache». Plus j’y repense et plus je regrette Blind. Je reste certain que, choquante au début, l’idée aurait vite marqué les esprits et que, vu la tournure prise par les choses, elle n’aurait rien perdu de son sens.

C.F. : Et pourquoi avoir associé un salon de thé à la galerie ?

G.B. : Là encore ce fut, comme souvent, l’habituel cocktail : intuitions, désirs, hasards et nécessités. Le rez-de-chaussée de la rue Christine étant bien trop grand pour n’être occupé que par la seule galerie. Et il fallait trouver l’activité « connexe et annexe », à la fois peu dérangeante et susceptible d’amener le nerf de la guerre, l’argent, que je savais ne pas devoir attendre de la seule vente des photographies. J’étais désespérément en quête d’une idée quand j’appris que La Marquise de Sévigné, le salon de thé de nos mères et grand-mères, fermait définitivement ses portes. L’idée était toute trouvée. « La Marquise de Sévigné est morte, vive le salon de thé ! » La Photogalerie serait un salon de thé… et de photographies.

C. F. : Henri Cartier-Bresson aimait y venir…

G. B. : Oui, mais comme tout le monde à l’époque. Tous les passionnés, tous ceux qui étaient concernés, que ce soit Avedon, Lartigue, Hiro, Friedlander, Louis Faurer, Sergio Larrain, les grands marchands et galeristes américains, Harry Lunn, Lee Witkin. La Photogalerie devint bientôt le rendez-vous des photographes et des rédactrices de mode. Anouk Aimé y avait sa table. Toute la presse, japonaise comprise, était là. Je me souviens avoir eu, le même jour, une critique élogieuse de Politique Hebdo2 pour l’exposition de Claude Raimond-Dityvon et, dans le Figaro, une chronique d’Hélène de Turckheim intitulée « Avec les économiquement snobs ». Même Le Canard Enchaînégratifia l’exposition Doisneau d’un joli poème où rue Christine rimait avec gélatine.



Bien sûr, les gens de chez Magnum venaient en voisins. C’était pour certains leur cantine. Ils y donnaient leurs rendez-vous. C’était encore un temps où Koudelka dormait dans son sac de couchage sur le tapis de Magnum… On distingue ses mains, son profil, ses lunettes sur cette photo d’Eugene Smith visitant l’expo d’Arthur Tress. Elle est de René Burri.

C. F. : Qu’est-ce qui vous a conduit à vendre des tirages photographiques, alors que personne en France ne le faisait encore ?

G. B. : Les photographes eux-mêmes n’y voyaient pas un grand intérêt. Pas financier, en tout cas. L’absence quasiment totale d’acheteurs était propre à leur donner raison. Mais voir leurs photos accrochées et vues par le plus grand nombre était loin de leur déplaire. Et puis, toute la presse se faisait volontiers l’écho de nos expositions.

En France, la photographie était essentiellement destinée à être reproduite. Boubat, Brassaï, Cartier-Bresson, Doisneau, Izis, pour ne citer qu’eux, se satisfaisaient d’avoir des relations avec les quelques magazines qui les faisaient vivre. Pour certains et non des moindres, c’était la mode et la publicité. Il leur arrivait à l’occasion de faire des livres avec des éditeurs spécialisés. Les seuls photographes, ou presque, à signer leurs tirages étaient les photographes de nus artistiques, les portraitistes de stars du cinéma ou ceux chez qui on amenait les enfants se faire tirer le portrait.

Man Ray et quelques autres, comme Schwitters, Haussmann, étaient bien sûr à part. Ils étaient de ceux qui cherchaient dans la photographie une œuvre à part entière. Une démarche propre aux années 1930. D’ailleurs Bill Brandt avait été l’assistant de Man Ray. Le marché des photographies des grands disparus, tenu par quelques marchands et collectionneurs, n’avait nul besoin d’une galerie.

En tout cas, les relations entre les photographes et la Photogalerie ne posèrent jamais le moindre problème. C’était pour la plupart des artisans fiers de l’être, qui se savaient estimés et respectés. Rares étaient ceux qui se prenaient pour des artistes. Pas plus que moi pour un boutiquier.


C. F. : Quel était l’état du marché à l’époque ?

G. B. : Inexistant. Sans « ses deux mamelles » – Magnum, qui prenait une grosse part du loyer, et le salon de thé qui ne désemplissait pas –, la PhotoGalerie n’aurait pas eu la moindre chance de survivre avec les recettes rachitiques de la vente des tirages ou celles de la librairie, des affiches et de quelques petites antiquités. Pour vous faire une idée du marché de l’époque, sachez que lors de l’exposition Bill Brandt, qui fut la première sinon la seule dont la vente des tirages donnait un peu d’espoir, le magazine PHOTO, qui se faisait un point d’honneur à m’ignorer, s’était fendu dans son numéro de décembre 1975 d’une brève que j’ai gardée comme une relique. « Un bilan encourageant : sur les trente et un tirages de Bill Brandt exposés à la PhotoGalerie, trente ont été vendus au prix de 800 F, chaque. »

La précision finale, « chaque», ne manquait pas de sel. Cela ne faisait en tout et pour tout qu’un chiffre d’affaire de 24 000 francs de 1976. D’où il convenait encore de défalquer la part du photographe (entre 50 et 60 %), les cartons d’invitation, les encadrements, les salaires et les charges sociales, sans oublier le vernissage et les affiches imprimées en phototypie, si belles que Bill Brandt m’avait signé des tirages qui pouvaient se comparer au sien.

C. F. : Quels sont les photographes que vous avez aimé exposer ?

G. B. : Je me félicite d’avoir offert les murs de la Photogalerie à la variété. Il y a eu des photographes inconnus ou célèbres dont on n’avait jamais pu voir les photos de près : Bill Brandt, Doisneau, Demachy, Erich Salomon, Edward Curtis, mais aussi des jeunes pleins de promesses, souvent reconnus depuis comme Bernard Plossu, Keiichi Tahara, Emmet Gowin, Arthur Tress, Charles Harbutt, Jean-Claude Gautrand, Jan Saudek, Christian Vogt. Il y a même eu des amateurs.

Et aussi des expositions « hors les murs », comme celle des 200 photos de Marilyn Monroe par Bert Stern, Milton Greene, entre autres. Trop importante pour les cimaises de la rue Christine, je l’avais installée dans le hall de ce qui était à l’époque le Théâtre d’Orsay Renaud-Barrault, avant qu’il devienne le musée que l’on sait.

Bien sûr il y a des expositions dont j’aurais pu me passer mais bien plus nombreuses sont celles dont je regrette encore aujourd’hui de ne pas les avoir demandées aux photographes que je connaissais assez pour ça: Brassaï, Man Ray, Paul Strand, Guy Bourdin, Sergio Larrain. Ils ne m’auraient pas tous refusé. Mais voilà, c’était ainsi...


C. F. : Votre meilleur souvenir ?

G. B. : Le meilleur souvenir, c’est beaucoup dire. Le plus marquant fut sans doute l’exposition que je fis au printemps 1976 des photographies d’Álvarez Bravo. C’était la première en France de ce grand photographe parfaitement inconnu dont Paul Strand, que j’allais souvent voir à Orgeval, m’avait fait connaître le travail. Je rêvais de le montrer.

Une triste coïncidence voulut que Paul Strand disparaisse au moment même où s’ouvrait l’exposition de son vieil ami. Je n’eus même pas le temps de lui apporter le petit livre précieux qui lui était dédicacé, à lui et à sa femme Hazel. Dans la préface, écrite pour l’occasion, Denis Roche évoquait la mort de Paul Strand.




C. F. : Que pensez-vous de l’évolution du marché et de ce que la photographie est devenue en quarante ans ?

G. B. : Je m’attendais au pire, je n’ai pas été déçu. Je la préférais avec moins de touristes, moins de colons, moins de trafiquants et moins de missionnaires...

C. F. : Êtes-vous collectionneur ?

G. B. : Pas le moins du monde ! La seule idée de posséder m’a toujours insupporté. J’ai l’impression que cela me prive de l’infinie richesse de tout ce dont je peux rêver. Cela me pèse et me retient par les pieds alors que je ne demande qu’à partir le plus léger possible.


1. Au clair de la Terre : l’Europe des satellites, hommes et techniques, Bruxelles, éditions Arcade, 1972. 2. Hebdomadaire de gauche publié de 1970 à 1978.