Billet d’humeur 
For real! Vraiment ? 

par Valentin Bardawil - MAI 2018



« Tout à coup, je vois sous un autre angle ce Réel et il peut même s’avérer amical. Il est en train de me dire que, vivant de plus en plus dans une représentation de la réalité dont nous sommes les auteurs, nous participons à son élaboration. C’est énorme ! »


« Fluctuat nec mergitur » !  Qui ne se souvient pas de cette devise ressortie des flots après les terribles attentats du 13 novembre 2015.

Alors que nous lancions timidement, ce même vendredi 13, la première édition de What’s Up Photo Doc., première foire de photographie documentaire avec l’ambitieux slogan « Créer le monde de demain avec la photographie d’aujourd’hui », je n’oublierai jamais ce réel tragique, violent, irréfutable qui vint nous percuter comme s’il voulait nous engloutir avant même notre naissance.

J’entends encore les premiers SMS arriver. Les incrédulités des uns et des autres : tout ça était trop gros pour être vrai ! Et puis le vertige de l’horreur nous aspirer, avec le nombre de victimes, d’abord anonymes, qui n’en finissait pas de grimper ensuite avec la découverte de ces lieux familiers devenus la cible des kalachnikovs et des bombes.

Sans doute pour éviter de regarder ce réel en face, comme j’imagine un photographe s’abriter derrière son « objectif » pour « échapper » aux atrocités auxquelles il assiste, nous nous étions réfugiés derrière la photographie comme si elle avait le pouvoir de nous sauver.

C’est pris entre sidération et espoir que nous avons décidé d’ouvrir la Foire le surlendemain et de confronter ce prétendu pouvoir de la photo avec la réalité.

Des brumes de ce dimanche 15, je me souviens surtout d’une discussion animée entre Yan Morvan et Emeric Lhuisset. Le premier avait arrêté la photo de guerre il y a quelques années et on sentait un amer constat sur les effets qu’avait eu son travail sur l’état du monde.
Lhuisset en revanche, défendait l’idée d’un art ne s’adressant pas seulement à une élite et pouvant jouer un rôle dans les changements de la société. Cétait avec assurance armé d’un certain bagage théorique et surtout fort de ses diverses expériences de terrains de guerre, qu’il défendait son regard sur la mise en scène qui selon lui « peut-être parfois plus proche de la réalité qu’une image prise sur le vif »… Deux visions de la guerre, séparées par des vécus différents évidemment, mais marquant aussi la frontière entre photojournalisme et documentaire…

Après deux jours de débats, nous sortions sonnés de cette première édition mais convaincus que ce Réel dont tout le monde parlait, avait encore beaucoup à nous apprendre.

Il ne manqua pas de se présenter l’année suivante, en 2016, comme il sait si bien le faire, mais avec davantage d’ironie cette fois. Nous avions déplacé la Foire au mois de mai et tombions juste entre les deux tours de l’élection présidentielle qui opposait Macron à Marine Le Pen. La rudimentaire vision de la société française que notre habile président à su imposer aujourd’hui avec ses talents de communiquant à effacer les peurs profondes que ce duel avait réveillées. On clamait, pas forcément à tord, que les extrêmes étaient à notre porte, et le choix, ou l’absence de choix qu’était le vote utile macronnien pour sauver la démocratie, prenait à mon goût un peu trop les formes d’une dictature.

Encore une fois la photographie documentaire et les questionnements qu’elle amenait, nous semblaient un bon levier pour décrypter, à échelle humaine, ce monde en mutations exponentiels dans lequel on entrait.

Cette deuxième édition se finissait pleine de promesses et quelques jours plus tard, le futur président à l’horloge balayait d’un revers de veste fougueux, plusieurs décennies de vie politique.

Décidemment, ce Réel bien capricieux ne ménageait pas ses efforts pour nous dicter sa loi, et s’il était bien présomptueux de ne pas écouter ce qu’il avait à nous dire, les conversations « documentaires » que j’avais partagées et entendues ici et là, m’avaient fait entrevoir quelques failles chez lui qu’il me paraissait intéressant à explorer.
Si ce Réel n’hésitait pas à nous remettre en question, n’avions-nous pas le droit nous aussi, après tout, de le titiller un peu ?

J’entends souvent, depuis les attentats de 2001, que nous sommes entrés de plein pied dans le « For real ». Il me semble plutôt que depuis cette date et plus particulièrement depuis l’explosion des nouvelles technos, nous avons au contraire quitté le Réel pour entrer dans sa représentation. Les images sont partout et nous donnent à voir un soi-disant Réel qui me semble prendre le pas sur le Réel lui-même. Ça n’est pas par hasard qu’on parle de « dictature de l’image ».

En 2018, nous sommes bien loin des interrogations existentielles de Jorge Sumprun après son passage à Buchenwald. Pourtant c’est en 1994, il n’y a pas si longtemps, qu’il publiait « L’écriture ou la vie », son autobio dans laquelle il se demandait encore comment « raconter une vérité peu crédible, comment susciter l’imagination de l’inimaginable, si ce n’est en travaillant la réalité en la mettant en perspective, avec un peu d’artifice donc ! »

Alors quoi ?! En moins de 25 ans notre rapport au Réel avait changé à ce point là ?
Aujourd’hui, tout était filmé… diffusé… partout dans le monde… par tout le monde… Il faut reconnaître que la démocratisation des outils de fabrication des images impose un nouveau langage qui a zappé la réflexion sur la représentation du Réel. De nos jours, souvent à la place de vécu lui même, on cherche à immortaliser avec un téléphone, un appareil numérique ou je ne sais quoi, ces événements qui se présentent à nous. Comme si la représentation de l’événement était devenue plus importante que l’événement lui-même. Le Selfie, que David Bailey compris, la première fois qu’il en entendit parler comme le nouveau nom à la mode évoquant la masturbation, en est un bon exemple. On ne va plus voir les pyramides, les toucher, on va se « selfier » devant, leur tournant le dos, comme preuve existentielle de notre passage à l’ombre de ces mausolées altiers.

En y réfléchissant bien, c’est un beau pied de nez que nous faisons au Réel. Hier tout puissant, en moins de 25 ans, il est devenu l’ombre de lui-même, un pauvre Réel de pacotille visible sur smartphone et écran lcd. En une génération, il s’est pixellisé. Grâce à notre monde numérique, nous l’avons rendu… VIRTUEL. Rien que ça ! Tiens prends toi ça dans les dents, Réel de mes deux !

Bon ! Je sais qu’il en faut un peu plus pour ébranler ce cruel Réel et avec son pragmatisme bien réel, je l’entends déjà me répondre que « ça n’est pas parce que la représentation des choses a pris le pas sur les choses, qu’elles n’en restent pas moins réelles. »

Mais comme pour m’encourager dans le dialogue que nous venons d’entamer, voulant me prouver qu’il n’est pas aussi affreux qu’il en a l’air, qu’il peut même parfois être constructif quand il le veut, je l’entends continuer de me dire que ce qu’il trouve intéressant dans mon affaire c’est notre rôle, qui devient tout à coup différent.

« - Notre rôle?… Différent? » Il me perd. Faut dire que ce réel sympathique me paraît bien suspect.
Joyeux de me prendre là où je ne l’attends pas, il se fait plus clair, enfin si je puis dire :
« -Ben oui, si ma représentation est devenue plus réelle que moi-même, il suffit d’agir sur ma représentation pour me changer… »
Je reconnais bien là son côté embrouilleur : « je te fais péter le réel à la gueule et démerde toi avec ça… ».
Voyant mon désarroi, il s’explique : « La représentation des choses, c’est vous qui en êtes les auteurs ?
- Ben oui évidemment !
- Donc, si je suis ton raisonnement, en tant qu’auteurs de ces images, vous avez le pouvoir de choisir la réalité… »

« Whaouhou ! »Tout à coup, je vois sous un autre angle ce Réel et il peut même s’avérer amical. Il est en train de me dire que, vivant de plus en plus dans une représentation de la réalité dont nous sommes les auteurs, nous participons à son élaboration. C’est énorme !

En faisant une photo, on ne représente pas le réel. Non ! Chaque image produite et diffusée participe à l’élaboration d’un nouveau réel. Je commence à comprendre un peu mieux la revendication de Charlotte pour Photo Doc. : « prendre part à la transformation du monde ». Les images sont agissantes et il est urgent de mieux comprendre les histoires qu’elles écrivent. Continuer à s’interroger sur ce qu’elles cachent… ou révèlent…

Soudain, j’ai hâte d’être à notre prochain rendez-vous documentaire, hâte d’appeler les images des photographies, hâte de retrouver ces photographes, ces passionnés, collectionneurs, acheteurs occasionnels, curieux, passants, passeurs, tous ceux qui, chacun à leur façon, vont questionner notre réalité. Hâte de retrouver ces hommes et ces femmes, prêts à faire le pari audacieux, fou, d’imaginer notre monde, le rêver… le créer ?

La troisième édition de la Foire de Photographie Documentaire arrive à grand pas, elle tombe les 4, 5 et 6 mai prochain, juste pour fêter les 50 ans de mai 68. S’il n’y a plus écrit sur les murs de la Sorbonne, le fameux slogan : « Je prends mes désirs pour la réalité car je crois en la réalité de mes désirs », il ne tient qu’à nous de le taguer « sur les écrans noirs de nos nuits blanches ». La preuve qu’aujourd’hui, il ne reste pas que la plage sous les pavés, mais bien le vent chaud du révolutionnaire… libre arbitre.