À L’INFINI DES RUINES
par Christine Delory-Momberger
Orianne Ciantar Olive emprunte le titre d’une courte et énigmatique nouvelle de Jorge Luis Borges Les ruines circulaires pour nommer son livre, récemment paru aux éditions Dune, tout aussi étrange et subtil, qu’elle définit comme « un essai photographique à mi-chemin entre récit métaphysique et documentaire ». Si l’on entre comme dans un rêve dans le récit de Borges, ce sont les yeux grands ouverts et les sens en alerte que l’on aborde le territoire iconique et textuel de Orianne Ciantar Olive. Il nous faut d’abord trouver la voie de sa propre traversée, de son enquête, les images ne se donnent pas, elles s’esquivent si l’on s’en approche trop légèrement et les textes poétiques ne se livrent pas si l’on en fait une lecture trop hâtive. C’est avec patience, humilité et respect que s’embrasse ce corpus.
On peut entrer par le milieu dans ce livre tenu par une spirale et ce sont les yeux brûlants de la réverbération du soleil sur les pages d’un rouge brillant trouées d’or et de violet que l’on commence à tracer ses lignes de regard et de lecture. Un poème accroché là comme un avis de passage, nous prévient que « les héros meurent parce que le soleil tourne, tourne autour du soleil, qui lui-même se meurt ». Choisir de s’aventurer plus avant est une affaire sensible car ce n’est pas seulement le récit de l’enquête d’un désastre jusqu’à son origine, jusqu’au mur de séparation de Kfar Kila dans le Sud-Liban, c’est aussi l’histoire d’une artiste qui emprunte trois identités différentes pour pénétrer le cœur de son terrain, qui ne fait aucune concession. Elle est tour à tour Lina Bitar, Orianne Olive et Marianne Ciantar. Quelqu’en soit les raisons réelles et objectives de prudence, ces identités fictives - dont on reconnaît dans deux d’entre elles le nom tronqué de l’artiste - amènent des biographies qui ont sans doute chacune leur part de vérité. S’agirait-il, au-delà de l’enquête de terrain, également d’une enquête intérieure qui la tramerait et l’organiserait discrètement, souterrainement ? Cet ancrage nominatif semble être en creux de ce travail, l’accompagnant dans un pistage original des lieux de violence, d’occupation et d’exils forcés qui traversent de manière cyclique ce territoire. Chaque image de ce livre, chaque mot et chaque phrase crient la révolte contre l’absurde et l’horreur de territoires ravagés et de vies sacrifiées, c’est un travail hautement politique qui ne montre pas et ne dit pas de manière ostentatoire mais qui invite le regardeur et le lecteur à venir partager dans le sensible la sidération d’une artiste affectée et engagée devant le cours d’une histoire sanglante qui se répète indéfiniment.
Les images sont comme des prises, des captations de plans rapprochés d’éboulements, de portes fantomatiques, de personnages errants, de désertifications urbaines, de paysages tremblés. La crainte et la peur transpercent ces images témoignant de l’agonie d’un pays et d’un peuple otages d’un conflit qui ne trouve pas son terme. Pour rendre compte de cela, Orianne Ciantar Olive ne pouvait s’en tenir à des images lissées et elle est entrée dans un corps à corps avec la matière, retournant ses pellicules, procédant à des solarisations et accueillant les accidents photographiques comme autant de retournements pour faire émerger cet autre versant d’une histoire torturée et insensée d’un pays qu’elle nomme Nabil, nom inversé du Liban. Le feu et la cendre frappent les images, on y cherche des braises qui couveraient l’espoir d’un retournement possible d’une politique meurtrière mais ce sont les sirènes de la catastrophe imminente qui hurlent tout au long de ce livre.
Les poèmes sont sertis entre les images dans une délicate orfèvrerie, comme de petits encarts qui seraient les balises d’un chemin qu’il ne faut pas quitter pour percevoir jusqu’au bout la profonde et durable désolation qu’engendrent la folie des guerres. Les mots jaillissent dans une incandescence sublime : « La mort, elle, est grise. Comme les murs des camps, comme les champs de ruines. Comme le visage de l’enfant, sorti de son dernier abri ». Ce chemin part et mène jusqu’au mur de séparation Kfar Kila placé à l’ouverture de ce livre et « des montagnes à la mer, tout au long du mur, des visages peints, verts, rouges, bruns, apparaissent sous le soleil blanc ». Ruines circulaires, éternel recommencement de l’histoire et comme dans la nouvelle de Borges où le protagoniste inverse le cours du récit en comprenant soudain « que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de rêver » ; happés par une plongée en apnée dans les images et les textes, nous entrons dans cette histoire devenue la nôtre et une fois le livre refermé, nous sommes cette histoire. A l’infini des ruines se trouve l’envisagement d’une barbarie qui n'a plus de camp, qui peut frapper partout où l’hybris du profit écrase l’altérité, où ne se crée aucune alliance avec le vivant, où la déraison l’emporte sur les égards d’attention, où la colère fait loi, où le bruit et la fureur étouffent la petite musique de la vie. Merci à Orianne Ciantar Olive de nous avoir ouvert le chemin.
Orianne Ciantar Olive
Les ruines circulaires
Dunes Editions
Langue : Français - Anglais
138 pages
52 photographies couleurs
22 photographies en N&B
Format : 16 x 24 cm
Reliure : spirale
Design graphique : Bureau Kayser
Édition de 1000 exemplaires
ISBN : 978-2-9576132-2-9