L’enquête intérieure 
de Flavio Tarquinio

Entretien avec Christine Delory-Momberger & Valentin Bardawil

Flavio Tarquinio est photographe documentaire. Imprégné d’une culture cinématographique à caractère social et de l’esthétique de cinéastes tels que Pasolini, Chaplin, Eustache, Buñuel, Dreyer, Joris Ivens ou Chris Marker, il cadre ses images comme des scènes de film, il sait rendre la beauté, la force et l’humanité puissante de ces « vies minuscules », comme les appelle le sociologue Guillaume Le Blanc, ces vies dignes qui, dans des situations de précarité extrême, savent s’inventer une singularité dans leur mode d’exister, ne pas céder sur l’essentiel et créer un monde nourri de solidarités.

En 1989, Flavio Tarquinio rencontre Marie-Claude et Alain dans un bar du quartier lillois de Wazemmes. Fasciné par leur histoire d’amour, il se met à les photographier quotidiennement et cela va durer dix-sept ans. Rêves Gloire et Passion est un travail photographique de patience et d’affection pour ses personnages mais il a également une dimension politique. Flavio Tarquinio partage avec nous leur quotidien du bar qu’ils fréquentent, leurs rencontres avec les amis, toutes ces petites choses qui forgent au jour le jour leur « pouvoir de vivre » et attestent de leur présence au monde, prenant enfin leur part dans une société qui les relègue au rang des « sans-parts » (Rancière). Avec Marie-Claude et Alain, Flavio Tarquinio pose un jalon important dans un renouveau de la photographie documentaire agissante en tant qu’elle participe à la construction d’une « démocratie sensible » telle que la définit Michaël Fœssel. Fondée sur la reconnaissance mutuelle comme vecteur actif d’une constitution de sujets responsables et citoyens, la démocratie sensible n’est pas qu’une hypothèse utopiste, elle est une action concrète à mener, à laquelle la photographie, lorsqu’elle touche au très-profond d’un intime, peut participer comme un lieu de résistance et de création.

Christine Delory-Momberger : Dans le cadre de ce numéro sur les médialités, nous aimerions explorer avec toi le rôle singulier qu’a pris le médium dans Rêves Gloire et Passion, un travail photographique au long cours puisqu’il a duré dix-sept années. Il nous semble qu’il y a deux périodes dans cette série, d’abord celle avec les images en noir et blanc qui démarre avec la photographie que tu fais à ta toute première rencontre avec Marie-Claude et Alain au café La Cigale, et la seconde avec des images en couleur où ils te demandent de les photographier dans des mises en scène qu’ils imaginent. Ce renversement des rôles nous intéresse, d’abord c’est toi, le photographe, qui décides des images, puis ce sont eux qui te proposent de les photographier dans les réalisations qu’ils mettent en place. Ne font-ils pas de toi à ce moment, en quelque sorte, un médium-témoin de ce qu’on pourrait appeler une « insurrection créative » ?

Flavio Tarquinio : Je faisais à l’époque des portraits de gens habitant dans le quartier populaire lillois de Wazemmes et je savais que le café La Cigale était un café populaire avec une vraie vie sociale. Lorsque je suis entré dans ce café, j’ai tout de suite vu Marie-Claude et Alain installés à une table, ils buvaient tranquillement leur bière. Ils étaient habillés assez coquettement pour l’occasion car le café était l’endroit où ils venaient trois fois par semaine pour faire la fête. J’ai eu l’impression de me retrouver dans un film de Julien Duvivier – je suis un féru de cinéma que je connais presque mieux que la photographie – et j’ai fait ma première image, c’est la photographie que l’on trouve en tête de l’exposition qui vient d’avoir lieu à la galerie Photo Doc.[2]Marie-Claude m’a remarqué, elle m’a fait signe de la main pour m’inviter à venir à leur table et ils m’ont offert un verre.

C. D.-M. : La conversation s’est tout de suite engagée ?

F. T. : Marie-Claude m’a demandé pourquoi je les photographiais et je lui ai dit qu’ils me paraissaient tellement beaux. Cela l’a intriguée et elle a voulu savoir ce qu’ils avaient de si particulier. Je lui ai proposé d’apporter les photos ainsi ils pourraient le voir eux-mêmes. Lorsqu’elle a eu les images entre les mains, Marie-Claude les a regardées longuement et, de ce jour, elle m’a appelé son « photographe particulier ».

Valentin Bardawil : Pendant la première période, tu as essentiellement photographié Marie-Claude et Alain dans le café ?

F. T. : Oui, je les photographiais dans leur quotidien du café La Cigale, j’y ai aussi connu leurs amis. Mais parfois je ne photographiais pas, je préférais les écouter, pourtant j’avais toujours mon appareil photo avec moi. On restait ensemble et on discutait. J’ai fait toute une série d’images sur un an, un an et demi environ. Puis, ils m’ont invité chez eux, ou plutôt chez Monsieur Roland qui les hébergeait gratuitement en contrepartie de petites tâches ménagères car il était handicapé. Une confiance mutuelle s’était tissée entre nous. C’est un milieu social que je connais très bien, j’ai grandi dans un quartier ouvrier d’une petite ville sidérurgique. Marie-Claude et Alain étaient comme ces gens que j’avais l’habitude de voir, de fréquenter. Les choses étaient pour moi établies, je savais comment ils réagissaient, comment les interactions pouvaient se faire, comment parler, ce sont des réflexes chez moi, et Marie-Claude et Alain m’ont rapidement adopté.

V. B. : Quand tu les vois pour la première fois dans le café, tu ne te dis pas : « je vais passer dix-sept ans avec eux ». Tu fais tout de suite la première image que l’on peut considérer comme l’« image générique » de la série en noir et blanc, toutes les photographies qui viennent ensuite sont comme des couches qui peu à peu révèlent un univers, le monde de Marie-Claude et Alain et celui d’un quartier maintenant disparu.

F. T. : Tout au début, ils étaient dans l’expectative, ils regardaient comment je fonctionnais, comment je faisais mes images mais au bout de quelques semaines tout s’est détendu, on a pu aborder toutes sortes de sujets dans nos discussions et parler de leur vie quotidienne. Je ne précipite jamais les choses, j’attends que les gens viennent vers moi. Je me laisse porter par ceux que je photographie et s’ils m’emmènent loin avec eux, alors je vais loin avec eux, s’ils me donnent un peu, alors je prends ce peu. Marie-Claude et Alain m’ont donné beaucoup. Je suis un réceptacle, j’attends et je ne précipite pas les choses. Si effectivement le lien se fait et qu’on devient amis, les gens se révèlent et se donnent car dans le fond, chacun en a envie. Lorsque Marie-Claude et Alain m’ont emmené chez Monsieur Roland, on est passé à une nouvelle étape dans notre relation.

C. D.-M. : La période chez Monsieur Roland a duré combien de temps ?

F. T. : Il a fallu que Monsieur Roland m’adopte, il était un peu bourru et il avait une vie assez difficile. Il avait beaucoup de mal à s’exprimer, tout un côté de son corps était paralysé et cela se ressentait dans son élocution. J’ai passé pas mal de temps avec lui sans le photographier, simplement en discutant. Je devenais peu à peu un ami, je passais dans le quartier, j’allais les voir en général en fin d’après-midi, la journée je travaillais dans un labo photo pro comme tireur. La vie du quartier était tellement intéressante, il y avait à cette époque, au début des années 1990, une vraie vie sociale, une vraie culture ouvrière et je me sentais bien dans cette ambiance-là

V. B. : Dans ton processus photographique, la restitution était importante. Tu leur montrais régulièrement tes images.

F. T. : Dès que j’ai commencé à travailler avec eux, j’ai tout de suite développé les photographies que je faisais parce que je voulais que Marie-Claude et Alain se rendent compte de ce que je voyais en eux. Je leur apportais et je leur disais : « Regardez, elles sont tellement belles, on dirait des images de film ». Ils étaient surpris et ils ont commencé à comprendre qu’ils dégageaient un réel charisme.

V. B. : Dans l’exposition à la galerie Photo Doc., tu as fait une sélection d’images mais il y en avait beaucoup d’autres tout aussi intéressantes. Comment as-tu choisi ?

F. T. : Mon choix s’est fait en fonction de celles qui étaient leurs préférées. C’est important pour moi d’inclure de cette façon la présence de Marie-Claude et Alain dans les différentes expos et dans le livre à compte d’auteur que j’ai publié[3]. Mon travail, ces images n’appartiennent pas qu’à moi seul.

C. D.-M. : Est-ce que tu as pu constater chez eux des effets biographiques de transformation, ils se sentaient reconnus par toi ?

F. T. : À travers les images, ils se sont rendu compte qu’ils formaient un couple et qu’il y avait vraiment un truc très particulier entre eux, que tout le monde pouvait voir mais qu’ils ne réalisaient pas. Ils ont pris conscience de la valeur de ce qu’ils représentaient, que leur amour fusionnel et parfois violent était une forme de résistance à leur condition sociale à laquelle ils ne se résignaient pas. Les gens à la rue ont une image d’eux-mêmes très dégradée et là, en se voyant sur les photos, ils ont pris conscience qu’ils étaient des gens parfaitement fréquentables.

C. D.-M. : Maintenant, on pourrait passer à la seconde période « en couleur » de ton travail photographique. Comment l’idée de construire des mises en scène est-elle venue ?

F. T. : Quand j’allais dans la maison de Monsieur Roland, je rencontrais les amis de Marie-Claude et Alain, comme Jean-Marie que l’on voit sur les photos et qui incarne Jésus-Christ ou Jacqueline et Mme Alice qui étaient les anges, et d’autres encore. C’était toute une communauté d’entraide, j’aime en parler comme un de ces espaces d’utopie, des endroits où des gens essaient de vivre, de s’exprimer, de se réinventer. Il y avait bien sûr une forte consommation de tabac, beaucoup d’alcool et cela générait des moments de folie mais aussi de grande tristesse. Tout ceci conditionnait un quotidien qui a pu être subverti par l’idée de mettre au point des mises en scène imaginées par Marie-Claude et Alain. Ils traversaient à certains moments des périodes de grande mélancolie, les humeurs n’étaient pas toujours bonnes. Marie-Claude a dit un jour : « On vit de manière dégueulasse mais on a des rêves ! » et c’est de là que tout est parti. J’ai repris l’idée au vol : « Oui et pourquoi ne pas parler de ces rêves-là ? ». Ils ont commencé à en discuter entre eux et, un jour, ils m’ont rappelé, Marie-Claude m’a dit : « Écoute, cela fait longtemps que j’ai envie d’être une femme fatale et pourquoi je ne le serais pas ! ». On a fait des premières images, ce sont celles où Marie-Claude monte sur la table en femme fatale, où elle est habillée d’un maillot de bain. Ils ont vu les images et ont dit : « On va continuer à réfléchir à nos rêves et à nos ambitions ». Et on a commencé comme cela.

C. D.-M. : L’idée de la couleur, c’est toi ou ce sont eux ?

F. T. : Il fallait quelque chose de significatif pour marquer la différence entre le quotidien et l’imaginaire et j’ai proposé de faire les images de mises en scène en couleur, tout a été photographié en films argentiques avec des lumières tungstène pour bien accrocher la lumière à la peau.

V. B. : Tu vas les voir pendant des années, qu’est-ce que tu cherches et qu’est-ce que tu trouves ?

F. T. : Je connais ce milieu depuis mon enfance, j’y avais des copains et la passivité que j’y rencontrais, accentuée souvent par une forte consommation d’alcool, m’a toujours choqué. Mes parents, des émigrés italiens, venaient originairement d’un milieu assez élevé, la décolonisation, la situation sociale de l’Italie d’après guerre, les a obligés à migrer en France dans une région ouvrière où ils ne se sont jamais sentis chez eux. Chez nous la souffrance était d’une autre nature. L’attentisme que je voyais autour de moi était incroyable et insupportable c’est, je pense cela qui a conditionné l’ensemble de mon travail photographique. Avec Marie-Claude et Alain, je me suis dit qu’il fallait qu’ils soient acteurs de quelque chose. Ils ne regardaient pas la télé et cela a été plus « facile » de les réveiller, ils étaient déjà acteurs dans leur vie sociale, c’étaient des « figures » publiques dans leur milieu populaire.

C. D.-M. : Comment ont-ils préparé leur mise en scène ?

F. T. : Un jour Alain a dit : « Moi, ce qui m’intéresse, c’est la Bible, ce serait bien que je puisse faire quelque chose autour de Jésus Christ et des apôtres ». Je lui ai répondu : « OK partons sur ce principe mais c’est vous qui allez faire les costumes, les décors et, au moment où vous vous sentez prêts, vous me le dites ». Quand ils m’appelaient, j’allais les voir et on discutait, je leur donnais quelques petites indications mais on restait toujours dans ce qu’ils avaient décidé. Pour les costumes, ils utilisaient uniquement ce qu’ils avaient sous la main et ils les fabriquaient dans la petite pièce de 30 m2 qu’ils occupaient chez Monsieur Roland. C’est Marie-Claude qui a rapidement proposé d’appeler leur production Rêves Gloire et Passion, ils étaient pleinement investis.

C. D.-M. : Quelles sources d’inspiration vois-tu dans leurs mises en scène ?

T. Q. : Elles sont empreintes d’imagerie populaire, d’une certaine mythologie. Il y a le « Paysan des Carpates », le terme plaisait à Alain, il aurait voulu vivre à la campagne, élever des animaux, faire du maraîchage, au lieu de cela il a dû travailler à la mine. C’était une aspiration chez lui de vouloir retourner à la terre. Il y avait la « Femme fatale » qui était plus cinématographique et que Marie-Claude avait vue dans une vieille édition du magazine Lui. On voit aussi Alain assis une cigarette fumante entre ces doigts, borsalino et lunettes de soleil, Marie à genoux à ses pieds. À cette mise en scène, Alain avait donné comme titre « Pépé le Moko ». Réelle effigie populaire, etc.

C. D.-M. : La seconde période a duré combien de temps ?

F. T. : Elle s’est échelonnée sur deux ans mais on a eu des pauses plus ou moins longues parce que c’était compliqué pour eux d’être toujours actifs à leur création, ils avaient d’autres soucis. Il leur fallait gagner un peu d’argent pour vivre, on voit sur les images en noir et blanc Alain fabriquant du boudin, ce qu’il faisait régulièrement dans cette unique pièce où tout le monde vivait. Il revendait tout ça aux différents cafés et restaurants de son quartier.

V. B. : Tu nous as dit que dans leurs moments de mises en scène, ils fumaient moins et buvaient moins d’alcool.

F. T. : Pendant toute la période où ils ont travaillé autour de leurs rêves, ils ont moins bu et moins fumé, ils se sont aussi moins chamaillés, ils étaient plus en accord. Ils avaient une relation très passionnelle et quelquefois cela pouvait être très violent. Il y avait aussi une certaine connivence entre Marie-Claude, Alain et Madame Alice, Madame Jacqueline, Monsieur Roland. Ces derniers ne participaient pas à l’élaboration des différentes scènes mais ils pouvaient donner leurs opinions. Je leur montrais les images au fur et à mesure et cela les rassurait, ils se rendaient compte concrètement de l’avancement du projet, cela avait un effet thérapeutique. Je sentais à ce moment-là, chez eux, une volonté de transformer leur vie quotidienne.

C. D.-M. : Ils devenaient « acteurs » ?

F. T. : Dans les dialogues que j’ai enregistrés, Alain dit qu’il doit absolument arrêter l’alcool, il en a conscience mais comment faire ? Tout le problème est là. Il sait bien que cela l’empêche d’avancer, il avance, il recule. Le temps qu’a duré le travail photographique n’a pas réglé tous leurs problèmes mais cela leur a permis de vivre une période où ils étaient moins violents avec eux-mêmes.

C. D.-M. : On est bien ici dans la photographie documentaire avec une centralité agissante du médium. Il permet la rencontre avec Marie-Claude et Alain, il construit la relation et il opère un renversement de rôles au moment où ils s’en emparent. Tout ce processus long génère des effets biographiques en termes d’images de soi, de valorisation et de reconnaissance. C’est une photographie documentaire qui met en mouvement, elle transforme, elle devient une pratique de soi et du monde. Pourrait-on parler d’« utopie concrète », un moyen de faire société autrement ?

F. T. : Cette histoire est aussi mon histoire et c’est l’histoire des gens qui vivent aujourd’hui encore dans ce qui fut mon quartier. À un moment donné, il a fallu que je prenne une décision : soit je restais soit je m’en allais, et je suis parti pour vivre d’autres choses, rencontrer d’autres gens. Avec le temps, mon regard sur les autres n’a pas beaucoup changé. J’ai beaucoup voyagé et je me suis toujours intéressé aux gens à la marge et qui n’avaient pas le privilège comme moi de pouvoir se dire : « Je m’extrais de la société, du système, je prends du recul ». Il est difficile pour eux de se rendre compte de leur valeur car les nouveaux modèles que véhicule notre société leur sont inaccessibles. Partout où j’allais, je photographiais des « Marie-Claude et Alain ». J’essaie de partager avec d’autres leurs histoires et ainsi d’aider à construire une société où chacun aurait une place pour ce qu’il est réellement, où les uns apprendraient des autres, en ce sens, oui, c’est une utopie concrète pour faire société autrement.

V. B. : Tu te retrouves maintenant des années plus tard à parler de ce travail, à le présenter, il t’a construit, il les a construits et il continue à te construire. Cela m’amène à cette double question : qu’est-ce que cela signifie de détenir l’histoire des gens et qu’est-ce c’est de continuer à la porter en tant qu’œuvre vivante agissante ?

F. T. : Lors de son premier mariage, Alain a eu trois enfants dont une fille. Ils ont tous été placés dans des familles d’accueil. La précarité dans laquelle Marie-Claude et Alain vivaient ne leur a pas permis de récupérer les enfants d’Alain. En 2012, une exposition de Rêves Gloire et Passion est organisée au sein du quartier. Comment la fille d’Alain en a-t-elle eu connaissance ? Je ne sais pas, le hasard peut être. Le fait est qu’elle est venue et a été troublée par l’histoire d’amour vécue par son père et Marie-Claude. A-t-elle compris que l’amour transcende la vie d’un homme, que l’espace accordé par la société n’est pas toujours bon et épanouissant pour lui ? Elle ne l’a pas exprimé mais elle a décidé d’accueillir Alain dans son foyer, quand il s’est retrouvé à la rue, à 60 ans, après le décès de Marie-Claude et des problèmes judiciaires avec sa dernière compagne. Grâce à sa fille, il retrouve un foyer qui certes n’est pas le sien, mais rend son errance plus confortable.

Mon travail photographique vise à changer le regard des gens sur une population plutôt « invisible » qu’on ne connaît pas vraiment et qu’il est plus facile de reléguer comme des « petites gens ». Rêves Gloire et Passion continue de vivre à chaque fois qu’il est exposé, regardé. Il est porteur d’un message d’une humanité puissante.

C. D.-M. : L’image photographique transporte et provoque des affects qui nous relient les uns aux autres dans l’espace du sensible. Le philosophe Michaël Foessel développe l’idée d’une « démocratie sensible » qu’il définit comme une forme de vie politique qui prendrait acte de l’importante de ces affects et de la validité des expériences sensibles dans la constitution du lien démocratique[4]. Dans le cas de Marie-Claude et Alain, se voir sur les images leur donne conscience de leur valeur et génère de l’action. Dans des mises en scène, ils se mettent à construire un monde inspiré de leur imaginaire et cela resserre les liens avec leur petite communauté. Les photographies, lorsqu’elles sont exposées, « affectent » les regardeurs, ils en font l’expérience, ils s’y reconnaissent ou ils entrent dans une connaissance d’un milieu qui ne leur est pas familier, ils font société par l’intermédiaire du médium. Peut-on dire alors que la photographie est un « art citoyen » ?

F. T. : Oui, la photographie serait bien dans ce sens un art citoyen permettant de faire société autrement, de rendre possible une communication entre les différents milieux sociaux, de bousculer les représentations que l’on attribue généralement à ce monde qu’on appelait un temps « le sous-prolétariat » ou, plus proche de nous, le « Quart-monde ». Elle permet de faire circuler du vivant, de penser aux « oubliés ». Tout le monde est concerné et l’image photographique peut être un détonateur.

V. B. : Une autre façon de poser la question : pourquoi la fille d’Alain a pu être touchée par ces images et non pas les institutions qui se sont montrées souvent réticentes lorsque tu leur as présenté ton travail ?

F. T. : Je suis un autodidacte et je casse tous les codes de la photographie documentaire telle qu’elle est généralement envisagée. Ce travail photographique est un OVNI, on n’a pas l’habitude de voir agir des gens d’un milieu social marginalisé et les responsables institutionnels n’ont pas envie de se casser la tête sur un travail qui n’entre pas dans les cases qu’ils ont prévues pour cette population. Ils se disent : de quoi s’agit-il, du quart-monde ? Mais ce ne sont pas nos représentations et cela n’intéressera personne.

V. B. : Je crois que cela renvoie les institutions à une notion d’action à laquelle elles ne sont pas préparées. Tout ce dont on parle ici renvoie à la notion de démocratie sensible qui est basée sur l’action de chacun dans sa volonté de reprendre le pouvoir sur sa propre vie. On est en train de définir les codes de ce pouvoir d’agir, son fonctionnement et on voit qu’il est puissant, qu’il est créateur de changements.

F. T. : Oui, je pense que c’est très juste.

V. B. : Ton travail n’est pas de réparer mais de questionner cette passivité de gens que tu connais depuis ton enfance en te rendant et en les rendant acteurs. On peut dire qu’il y a le Flavio photographe émigré, le Flavio photographe acteur et le Flavio qui regarde ce que cette rencontre crée et génère dans le réel. Tu es venu nous présenter ton travail à Photo Doc., et dans la rencontre, tu trouves une réponse chez nous comme on en trouve une chez toi parce que nous partageons une même construction intime. C’est ce genre de choses qui fait la démocratie sensible, une enquête génère à un moment donné un espace commun où chacun partage ses questions et ses réponses et ce processus ouvre à son tour d’autres portes.

F. T. : Dans cet espace commun, on a expérimenté une autre forme d’accompagnement de l’expo avec l’initiative de la lecture-spectacle dans des mises en voix de dialogues entre Marie-Claude et Alain. Le ton des deux acteurs était très juste. Ils donnaient à l’histoire de Marie-Claude et Alain une dimension universelle, on aurait cru une pièce de Tchekhov, c’était magnifique. Les personnages étaient incarnés, vivants.

V. B. : Cela fait entrer l’art dans la vie et la vie dans l’art ?

F. T. : Oui, car à ce moment-là, par l’entrée d’un autre médium dans le processus de création, ici le théâtre, ces tranches de vies photographiques prennent corps dans des voix, des gestes et elles touchent ainsi, peut-être, un plus grand nombre de personnes plus sensibles aux dimensions de la voix et de la gestuelle. Les maux de Marie-Claude et Alain ont une portée universelle, ils sont communs à beaucoup d’entre nous et peuvent transcender la classe sociale, la couleur de peau, l’origine culturelle. La photographie documentaire a ce pouvoir, on peut utiliser le son, le texte, le théâtre, cela n’enlève rien à la dimension du projet photographique, cela l’enrichit au contraire et en fait un document beaucoup plus vivant et, pourquoi pas, beaucoup plus démocratique.



[1] Christine Delory-Momberger est professeure à l’Université Sorbonne Paris Nord, chercheure au Centre de recherche interuniversitaire EXPERICE, co-présidente du GIS Sorbonne Paris Nord-Grand Campus Condorcet- « LE SUJET DANS LA CITE. Biographisation et apprentissages ».

Valentin Bardawil est réalisateur et co-fondateur de Photo Doc. qui œuvre au soutien et au développement de la photographie documentaire, en organisant des événements autour d’une Foire annuelle et de divers lieux d’expositions. En collaboration avec des chercheurs, Photo Doc. développe également un Observatoire des nouvelles écritures documentaires. https://photodocparis.com

[2] Flavio Tarquinio a exposé son travail photographique Rêves Gloire Passion du 9 novembre au 15 décembre 2019 à la galerie Photo Doc.

[3] Rêves Gloire et Passion, publié à compte d’auteur avec le soutien de l’association Expression Directe.

[4] Michaël Foessel. La privation de l’intime. Seuil, 2008.