RENDU

L'INTIME EN PARTAGE


Les textes qui suivent sont un extrait ou une courte synthèse des récits écrits par chacun des participants pendant l’atelier.



Alexis Vettoretti

Hôtel de la dernière chance

www.alexisvettoretti.com


Mon projet photographique est d’aller vers ces hommes seuls qui résident à demeure en hôtel social. Pourquoi est-ce que je m'intéresse à cette population en particulier ? Pourquoi suis-je «attiré» par elle ? Je dirais que d’une certaine manière, il s’agit avant tout d’exorciser mes peurs. Les gens que je «prends en photo» sont souvent dans la «zone grise». Une zone boueuse, dont il est difficile de sortir quand on y met le pied. La boue s’accroche aux chaussures et laisse des traces. Pour ces hommes dans l’hôtel, par exemple, elle empêche d’agir, pire de réagir. Et puis pourquoi réagir ? Ces hommes dans l’hôtel pensent avoir finalement de la chance de pouvoir regarder le monde extérieur à travers leur fenêtre. Et moi j’ai aussi la chance de le faire à travers mon appareil photo. Ces gens me font peur. Je crains de me retrouver dans cette chambre, à leur place, d’être leur voisin. J'exorcise cette peur sans eau bénite, avec un appareil photo à la place du crucifix.



Roseline Bigi

Petits instants essentiels


www.roselinebigi.com

Je me suis mise en quête dans mon corpus d’images personnelles de ces précieux petits instants essentiels, ces infimes fragments de temps forts qu’on aimerait voir perdurer comme une tentative de reconstitution d’un puzzle dont les pièces à assembler conjugueraient temps passé, présent et pourquoi pas à venir.
J’ai navigué le long des rives de ma mémoire. J‘ai franchi des écluses comme autant d’étapes en descendant la Seine pour remonter, pas à pas vers mes origines maritimes et havraises. J’ai perdu mon chemin dans d’obscures forêts vosgiennes. J’ai suivi le fil de mes souvenirs et j’ai retrouvé le geste initiateur paternel qui a orienté ma quête photographique. Je suis allée à la rencontre du Havre, ma ville natale reconstruite, véritable déclencheur de mon processus créatif basé sur la déconstruction-reconstruction. J’ai désiré exhumer des fragments d’un temps passé en menant une enquête à la fois documentaire et narrative pour construire un nouveau récit. 
Je vous invite à m’emboiter le pas dans les interstices de la mémoire où se révèlent la présence des absents à travers leurs traces et à cheminer ensemble dans les méandres de notre intime individuel et collectif.



Nadia Bijarch

From the block

www.nadia-photography.com

« Tu entends avec les yeux » m’a-t-on dit un jour. Cette phrase si singulière résonne aujourd'hui en moi comme une évidence. Entendre avec les yeux. Entendre ces territoires que l'on met sous silence. Entendre ces âmes que l’on évite de croiser. Entendre ces détails que l'on refuse de regarder. Entendre cette réalité que l’on essaie vainement de cacher. À chaque fois que j'appuie sur le déclencheur, j'entends ce doux murmure. Celui qui me rappelle que je suis à ma place. J'entends que ce monde m'appartient. J'entends que je lui appartiens. J'entends l'espoir d'un lendemain. « From the block ». Des fragments qui ne font qu’un. Une histoire suspendue, infinie, universelle. Une ode urbaine. Impossible à étouffer. Entendre avec les yeux. Aimer avec les yeux. Vivre avec les yeux. Peu importe l’écho.




Françoise Lambert

Monsieur H & Souvenir du futur

www.francoise-lambert.com

Monsieur H., pensais-je, était né l’été dernier d’une photographie de mon compagnon vu de dos, portant un chapeau de paille. Certes, celle-ci signe l’entrée en scène du personnage de ma série éponyme, en cours. Mais n’était-il pas dans les limbes depuis des temps plus anciens ?

Alors je me souviens. Petite fille, je joue à faire des photographies imaginaires de mon frère déguisé, avec un vieux Kinax à soufflets que mes parents ont délaissé pour une caméra 8. Cette réminiscence déclenche un autre souvenir. Je n’ai pas encore rencontré Alice, mais j’ai trouvé deux jeux : le premier consiste à « marcher au plafond », à arpenter un nouveau monde qui prend forme via un petit miroir tenu entre mes mains et dirigé vers le haut. Dans le second jeu — je saurai beaucoup plus tard que les surréalistes le pratiquaient et qu’ils l’ont filmé — je convoque mon frère et une armoire à glace découverte chez mes grands-parents paternels. Il s’agit, chacun de nous placé respectivement de chaque côté du miroir et regardant l’autre, une moitié du corps cachée par le meuble, de lever la jambe et le bras opposés — ceux qui se reflètent dans la glace — pour donner l’illusion réciproque d’une danse en lévitation.
Du lointain territoire de mon enfance venaient ainsi de m’apparaître, des liens étonnants entre le cinéma mental de mon regard d’alors et les photographies de la série « Monsieur H ».
Dans « Souvenirs du futur », une série inédite, figure une photographie de ma mère et de son compagnon attablé, un instantané qui présente les attributs d’une mise en scène. J’avais vu le tableau placé au-dessus de la tête de l’homme féru de peinture et le miroir surplombant ma mère. C’est alors que — petit miracle de la photographie — les regards des protagonistes se mettent parfaitement en place au moment où je déclenche : celui de ma mère vers le bas, rivé sur son téléphone portable, et celui de son compagnon, rêveur, vers le plafond. Bien que cette photographie soit le fruit du hasard (mais l’est-elle vraiment ?), elle fait écho au petit théâtre miniature où je mets actuellement en scène mon compagnon. Et par ricochet à l’imaginaire de mon enfance et à ses jeux de miroirs.



Frédéric Martin

L’ absente

www.fmartin.art


Plus tard, quand la série sera assez complète, je prendrai conscience que je n’ai pas travaillé sur Sandrine, mais sur moi, parce que je n’avais pas légitimité à parler de sa maladie. J’ai évoqué ce que j’ai vécu intimement de sa souffrance, de ses débats. L’amour que je lui porte. Et notre relation. C’est même plus sûrement ce que j’évoque. Ce n’est pas à proprement parler une catharsis, parce que la souffrance ne disparaît pas, parce que je ne me suis pas senti «expurgé» une fois la série achevée. C’est plutôt une mise à distance, une forme de «protection» que m’offre l’appareil. Comme s’il permettait de mettre un écran entre la violence de la réalité et ma propre souffrance liée à celle-ci. C’est aussi, je constate en écrivant ce texte, quelque chose de très intime où je nous «livre» dans notre union. Bien que très pudique dans l’évocation des sentiments, je me rends compte que malgré tout j’ai eu ce besoin de «montrer» ce que nous fûmes. Je crois que c’est, peut-être, ainsi que naît ma position d’enquêteur. J’observe tout à la fois Sandrine (en tant qu’objet), mais une part de moi devient tout autant objet de mes photographies. Simplement, je n’en ai ni la conscience, ni les mots pour le dire. Et le sujet (moi) prend des photos.