Texte écrit dans le cadre du Symposium “Créer en Anthropocène. Enquêtes, alliances et retournements. Nouveaux récits photodocumentaires” du 10 novembre 2024, Maison des Sciences de l’Homme, Paris-Nord.
Des nouvelles histoires de la photographie documentaire… pour retarder la fin du monde
par Christine Delory-Momberger
Nous sommes heureux de vous accueillir dans ce symposium au titre un peu long et qui, vraisemblablement représente à lui seul tout un programme : « Créer en Anthropocène. Enquêtes, alliances et retournements. Nouveaux récits photodocumentaires ». Voyons ensemble ce qu’il porte et ouvre comme perspectives dans l’exploration que se propose de faire l’Observatoire des nouvelles écritures de la photographie documentaire, des liens heuristiques entre sciences et art dans une pratique photographique engagée de l’ordre d’un prendre part et d’un agir avec en temps d’Anthropocène.
L’actualité disruptive que nous figurons sous le terme d’Anthropocène, représentant la 6èmeextinction massive, c’est-à-dire la perte du tiers ou de la moitié des espèces, nous met face aux questionnements que suscitent les phénomènes anthropiques mettant en question les formes de vie et les conditions d’habitabilité de la Terre, qu’il s’agisse, parmi bien d’autres manifestations planétaires, du réchauffement climatique ou de l’effondrement de la biodiversité et à cette occasion, des interdépendances et des solidarités entre les vivants au sein d’un monde, sur un sol qui leur est commun, nous fait figurer ou refigurer que nous appartenons à la Terre, nous sommes de la Terre. Face aux bouleversements politiques et environnementaux mais aussi face à la conscience ravivée des reliances et interdépendances de toutes les formes de vie et au changement de consistance d’un monde désormais animé et modifié par les vivants, l’Art ne doit-il pas trouver un nouveau point de vue, un nouveau point de vie, une nouvelle geste alimentée par de nouveaux gestes décentrant l’humain d’une position anthropique et révélant le vivant dans ses styles d’existence ?
Que peut l’art, et plus spécialement l’art iconique puisque c’est celui qui nous occupe, dans ce contexte Anthropocène ? Gustave Septh, un avocat américain spécialiste des questions environnementales, indique les limites de la science en matière d’Anthropocène. Il constate :
J’avais l’habitude de penser que les principaux problèmes environnementaux étaient la perte de biodiversité, l’effondrement des écosystèmes et le changement climatique. Je pensais que trente ans de bonne science pouvaient résoudre ces problèmes. J’avais tort. Les principaux problèmes environnementaux sont l’égoïsme, la cupidité et l’apathie, et pour y faire face, nous avons besoin d’une transformation culturelle et spirituelle. Et nous, les scientifiques, ne savons pas comment faire cela[1].
Il semblerait ainsi que la science, même « bonne » ait sa part d’impuissance dans le sauvetage de la planète dès que sont pris en considération le manquement éthique à l’œuvre dans les comportements humains. Gustave Speth en appelle aux sciences humaines et sociales, à l’activisme mais aussi tout particulièrement à l’Art où il envisage une collaboration heuristique avec la science pour arriver à un changement radical de paradigme qui serait généré par une « transformation culturelle et spirituelle ».
Suivons cette piste car elle rencontre les travaux que mène l’Observatoire des nouvelles écritures de la photographie documentaire qui s’intéresse à l’expérience artistique envisagée dans son ancrage dans le domaine de l’intime, notion à ne pas confondre avec l’intimité qui est de l’ordre du droit privé. L’intime est une notion hautement politique conformément à la définition qu’en fait Michaël Foessel, touchant à la fois l’être au plus profond de lui-même dans ses strates insoupçonnées et le reliant dans l’altérité du partage du sensible aux autres vivants. Il nous semble que la photographie, plus que tout autre art parce qu’elle est « surface sensible », a cette particularité de saisir au-delà du visible l’inouï de ce qu’elle représente, ce qui a « échappé » au moment de la prise mais qui est là, tissé dans l’image parce que le photographe étant intrinsèquement et intimement relié à ce qu’il photographie, met cette part intime de lui-même dans tout acte photographique. Appelons avec François Jullien cet invisible de l’image l’incommensurable qui, tout à la fois la sous-tend et la « fêle d’énigme et d’infini »[2], lui donnant sa densité et sa plasticité et lui conférant toute sa présence.
Nous avons ouvert une voie d’investigation dénommée « l’enquête intérieure » pour orienter l’artiste visuel dans le « pistage » de cet enfoui de l’image et en faire apparaître ses lignes conductrices, ses carrefours, ses replis et ses zones de clairs et d’obscurs, démêlant ainsi, chemin faisant, le fil d’une histoire qui a tissé et orienté sa création dans une logique propre à chaque artiste, ancrée dans un intime qui lui fait « traduire » à travers le prisme de son histoire à soi ce qu’il voit et ressent au moment où il appuie sur l’obturateur. Il n’y a pas de « photographie objective », chaque création d’image est un « acte de subjectivation » de l’artiste qui « prononce le monde » comme le dit Paolo Freire et qui le prononce en première personne pour – et je le cite encore – « exister humainement », c’est-à-dire pour l’artiste, exister relié intraséquement aux autres vivants.
L’Observatoire s’est donné pour objet d’explorer sous cet angle la photographie documentaire en parlant des « nouvelles » écritures de la photographie documentaire, envisagée non pas comme un simple, factuel ou spectaculaire (selon les cas) « témoignage » d’une réalité vécue mais comme un moment de concrétion synthétique réalisée à l’instant de la prise, d’une reliance intime du photographe au vécu photographié ancrée dans une subjectivité dont il ne détient pas forcément tous les éléments. L’enquête intérieure se propose de prendre conscience de cette part invisible de soi-même dans l’acte de création, le rendant ainsi plus identitaire. Cette reliance, ce lien profond se révèle dans l’image et fait sa force, elle fait « effraction » et saisit autant le photographe que le « regardant » (comme l’appelle le peintre Nicolas Poussin) qui en reste « impressionné », ému, touché, interpellé. Tout art est recherche et un art sans recherche n’est pas un art parce que « tout geste d’art se tend en direction d’une forme : recherche désigne la façon dont vient la forme, dont la forme vient à elle-même » (Bailly, 2016, p. 101). Il faut considérer chaque création artistique comme un voyage à travers le temps à la fois réel et subjectif et à travers l’espace à la fois physique et intérieur. Au cours de ce voyage aux allures d’enquête, des alliances se réalisent dans les traversées et les rencontres, des retournements factuels et intimes se produisent. Des images mettent à jour des indices, amènent des révélations, provoquent des bouleversements intérieurs, font surgir des certitudes ou des incertitudes, ouvrent des pistes et dans cet ensemble mouvant, tout se mêle, s’entremêle et se démêle dans des sinuosités, des suspensions et des accélérations. Dans cette avancée mue par des forces sous-jacentes propre à chaque artiste, la montée d’une forme se précise. L’enquête intérieure tend à faire apparaître les liens entre forme artistique et humus intime, comment ils créent ensemble un espace fécond, un « écart » pour citer François Jullien, un lieu de partage d’altérité et de connaissance de soi et du monde.
Dans les propos tenus par Gustave Septh et que j’ai cités plus avant, je relève dans l’évocation des trois maux qui engendrent des problèmes environnementaux majeurs, soit l’égoïsme, la cupidité et l’apathie, cause de conduites irresponsables, le soulèvement d’une question morale, d’une disposition éthique et politique. Nous sommes insérés dans la communauté des vivants, nous agissons, éprouvons, pensons au sein d’un monde de liens réciproques, mettant ainsi un terme à une vision et une pratique du monde qui ont cru pouvoir séparer nature et culture, qui ont donné à l’être humain, se voulant « maître et possesseur de la nature », une place hégémonique et qui, ce faisant, ont nié ou occulté les interdépendances entre les formes d’existence peuplant la biosphère. Cette prise de conscience constitue « une révolution de l’ensemble de notre vision du monde, une nouvelle compréhension de ce dont est fait le monde […] [3]» et elle appelle à un prendre soin, à des « égards d’attention » comme le prône Jean-Philippe Pierron. La « transformation culturelle et spirituelle » que Gustave Speth appelle de ses vœux relève d’une « culture du sensible » L’artiste devient un praticien de l’attention, son art prend la dimension de l’éveil, il a à cœur de saisir comment le monde l’affecte et comment il affecte le monde, c’est un « art des égards »[4].
Quelle serait alors la geste de cet art des égards qui fonderait un Créer en Anthropocène conscient de ses responsabilités dans la transformation du monde, un art éthique et politique ancré dans l’intime et le sensible? Si l’on se réfère au sens étymologique du mot geste, nous trouvons l’idée d’un ensemble d’histoires de hauts faits relatant la vie d’un personnage. Continuons dans le fil de cette référence et voyons un art des égards attentif à recréer du lien interrelationnel avec la Terre et le vivant, un ensemble de créations artistiques photodocumentaires qui apporterait chacune, sa part à la création d’un nouveau récit du monde. Cette geste, cette fresque se construit de tous ces gestes d’un artiste conscient de sa mission de médiateur et artisan d’un refaçonnage de notre univers symbolique et de nos imaginaires, augurant d’autres formes de récits et d’enquêtes sur nous-mêmes et sur le monde. L’art en Anthropocène prend toute sa dimension politique lorsqu’il ouvre des espaces sensibles de re-création de soi, de refigurations dans un habiter la Terre porteur d’un avenir en-commun au sein d’un monde relié. Et pour reprendre les mots d’Ailton Krenak, un activiste indigène et défenseur des droits de la Terre et du vivant, si nous ne sommes pas certains d’échapper à la chute : « développons nos forces à pouvoir toujours raconter une autre histoire, une histoire de plus et peut-être, alors nous retarderons la fin du monde »[5]. Prévenir « la chute du ciel » comme l’a nommée Davy Kopenawa, chaman et porte-parole du peuple Yanomani qui a œuvré un temps important avec la photographe Claudia Andujar pour la défense des droits au territoire et à la vie de son peuple. Raconter des histoires, nos histoires, raconter toujours une histoire de plus, la partager et ainsi, le temps qu’il nous reste : « suspendre le ciel » comme le propose Ailton Krenak.
[1] L’art, la science et l’anthropocène. Publié le 28 décembre 2021 dans La Conversation.
https://theconversation.com/lart-la-science-et-lanthropocene-173364
[2] François Jullien (2022). L’incommensurable. Paris : éditions de l’Observatoire p. 15.
[3] Bastiste Lanaspèze (2021). Avant-propos à J. B. Callicott, Éthique de la terre. Marseille : Wildproject, p.17.
[4] Jean-Philippe Pierron (2024). Pour une insurrection des sens. Danser, chanter, jouer pour prendre soin du monde. Arles : Actes Sud.
[5] Ailton Krenak (2020). Idées pour retarder la fin du monde. Bellevaux : Editions du Dehors, p. 34.