Texte écrit dans le cadre du Symposium “Créer en Anthropocène. Enquêtes, alliances et retournements. Nouveaux récits photodocumentaires” du 10 novembre 2024, Maison des Sciences de l’Homme, Paris-Nord.

La photographie une voie des profondeurs 

par Valentin Bardawi

Pour ceux qui ne nous connaissent pas encore, L’Observatoire des nouvelles écritures de la photographie documentaire a été créé en 2019 par Christine Delory-Momberger et moi-même au sein de Photo Doc qui est une association en faveur de la photographie documentaire qui a vu le jour en 2015 sous l’impulsion de Charlotte Flossaut.

Christine et moi-même travaillons en étroite collaboration avec des photographes documentaires et des chercheurs en sciences humaines et sociales. Nous avons déjà publié deux livres, plusieurs articles de recherche et organisé de nombreuses tables rondes et symposiums internationaux sur la photographie documentaire comme celui d’aujourd’hui. Nous menons des ateliers pour le public et les photographes, produisons une collection de récits écrits et filmés sur le pouvoir de transformation de la photographie chez les photographes mais aussi chez les divers acteurs de la photographie, galeriste, collectionneurs, etc…. Nous nous intéressons aux nouveaux modes de monstration de la photographie, que ce soit dans les nouvelles technologies, avec le développement d’un musée photographique immersif dans le métaverse mais aussi sur la scène avec entre autres du théâtre photo-documentaire que je vous invite à découvrir le 29 novembre prochain au Théâtre 13.

Depuis trois ans, L’Observatoire fait partie du groupement d'intérêt scientifique, le GIS LE SUJET DANS LA CITÉ Sorbonne Paris Nord - Campus Condorcet et depuis quelques mois nous sommes chargés d’enseignement à la Escola de Belas Artes de l’UFMG (université fédérale de Minas Gerais) au Brésil.

§  Pourquoi avoir créé un Observatoire de photographie documentaire ?

Comme cela ne vous a pas échappé, en ce premier quart de millénaire et à l’ère de l’Anthropocène, nous traversons une accélération de crises majeures, crises écologiques, politiques, sociales, économiques… la liste est longue… Vous connaissez sans doute déjà la notion des 2/3 mais il n’est pas inutile de la rappeler, en quelques années, nous avons éradiqué les 2/3 des insectes, en quelques décennies les 2/3 des mammifères sauvages et en quelques millénaires les 2/3 des arbres. Mais sans doute la crise la plus importante que nous traversons est existentielle, elle est marquée par notre difficulté à nous situer et trouver un pouvoir d’agir face à des évènements qui nous dépassent de plus en plus et ont une portée mondiale.

Pour aborder les nombreuses conséquences de ces crises, je vais prendre la moins grave comme dirait Michel Mafesoli, les conséquences économiques sur nos sociétés. Ces vingt-cinq dernières années, le taux d’endettement de la France a plus que doublé pour se situer aujourd’hui à 112 % du PIB et notre dette viens de dépasser la modeste somme astronomique de 3 200 Md€. Pour vous faire une idée plus concrète de ce que représente cette somme, si 1 milliard de secondes représente trente-et-un an et huit mois, 1000 Milliards de secondes représentent 31 688 années. Et si notre taux d’endettement durant ce quart de millénaire a doublé en France, dans le monde, sur la même période, le patrimoine cumulé par les 500 plus gros propriétaires d’entreprises et leur famille a été multiplié par 9,3 pour atteindre 1 200 milliards d’euros en 2021.

Dans les trois dernière années, l’écart s’est même encore creusé puisque le patrimoine des plus riches a plus que doublé selon le dernier rapport de l’ONG Oxfam, tandis que cinq milliards de personnes ont vu leurs revenus et patrimoines reculer.

Nous voyons bien que ces taux d’endettements vertigineux s’accompagnent d’un certain nombre de questions fondamentales sur la justice sociale et la manière de gouverner nos pays qu’il va falloir résoudre en plus des problèmes de pollutions, de ressources, de climat auxquels nous sommes déjà confrontés…

En France l’arrivée du gouvernement Barnier marque un retour à un Réel douloureux et la fin du « quoi qu’il en coûte » décidé par Macron et ses cabinets de conseils pendant la Covid. On nous parle depuis quelques jours d’un retour futur aux déficits maitrisés et de dizaines de milliards de hausses d’impôts pendant que dans le même temps l’Europe décide au-delà des peuples, des choix économiques essentiels des nations concernant entre-autre la santé et la défense. Le politologue et chercheur Dominique Reynié parle de la fin de notre souveraineté et de disparition de l’État…

Donc comme nous le voyons la question du Sujet et de son pouvoir d’agir dans un monde globalisé est essentielle aujourd’hui. Et la place de la photographie est particulièrement précieuse si elle peut nous aider à retrouver un levier d’action personnel et collectif sur ce monde en mutations.

Nous avons la chance aujourd’hui de recevoir deux artistes visuels qui sont également des chercheures et qui travaillent sur des thématiques qui illustrent particulièrement bien les enjeux auxquels la photographie est confrontée. Anaïs Tondeur a passé plusieurs années à questionner la catastrophe de Tchernobyl. Sa série du Tchernobyl Herbarium prend forme dans une collaboration avec des biogénéticiens qui analysent l’impact de la radioactivité sur la flore des trente kilomètres qui entourent la centrale qui explosa en 1986. Elle travaille aujourd’hui sur la Terre des feux, située à proximité de Naples, ces sols sont nommés ainsi en raison des incendies de montagnes de déchets venus de tout le nord du pays et de l’Europe. Elle se concentre sur le pourtour du Vésuve où se trouvent de nombreuses carrières qui sont devenues des décharges illégales, qui comme à Terzigno sont emplies de déchets sur plus de trois cents mètres de profondeur. En ce qui concerne Orianne Ciantar Olive, son dernier livre Les ruines circulaires qu’elle définit comme « un essai photographique à mi-chemin entre récit métaphysique et documentaire » se situe dans une région au cœur de notre actualité mondiale : la zone sud du Liban.

Avant de laisser la parole à nos invités, je voudrais tracer les trois grands axes du chemin que nous avons tracé dans la photographie au sein de notre Observatoire.

§  Le premier est Le pouvoir de l’intime dans la photographie documentaire

Si on vient de voir que le monde est en crise, il faut bien comprendre que la photographie l’est tout autant. Avec l’arrivée des appareils numériques, des smartphones, des réseaux sociaux et maintenant de l’IA, la photographie a perdu son caractère d’exception. Seulement sur Facebook, plus de 2 milliards d’images sont publiées chaque jour. Avec l’intelligence artificielle, il devient de plus en plus difficile de distinguer une image fabriquée artificiellement d’une image prise réellement sur le vif. Mais cette remise en question de la toute-puissance de l’image à représenter le monde, nous semble être une opportunité pour repenser la place de la photographie, comme celle du photographe qui a été jusque-là, dans la photographie de reportage et de documentaire classique, cantonné au rôle de « témoin », quelqu’un d’extérieur à l’évènement photographié.

Loin du témoignage, le photographe documentaire auquel nous nous intéressons dans l’Observatoire cherche au contraire de plus en plus et de manière consciente, à établir par le biais de la photographie un lien intime avec le monde qu’il photographie. Comme nous l’avons explicité dans notre livre Le pouvoir de l’intime dans la photographie documentaire, l’intime est à prendre au niveau politique. Pour reprendre les mots de Christine « L’intime est inscrit dans une histoire personnelle imbriquée dans une histoire sociale, culturelle et historique, c’est pourquoi il est partagé. C’est un « bien commun » ».

C’est par l’intime que le photographe se relie à l’évènement qu’il photographie et sort ainsi d’une position de « témoin » pour devenir un « acteur » du monde. Les transformations de lui-même, comme de celles des personnes photographiées sont des marqueurs de l’action qu’il mène. Ainsi ses photographies, si elles restent une œuvre artistique ou « objet » d’information, sont également un moyen pour lui de se construire et pour nous les « photographiés » ou les « regardeurs » d’entrer avec lui dans sa construction intime. L’intime devient donc politique. Nous sommes au cœur d’une « démocratie sensible » telle que l’a définie le philosophe Michaël Fœssel.

§  Le deuxième axe est L’enquête, comme nouveau paradigme de la photographie documentaire

Ce n’est évidemment pas Danièle Méaux que nous avons la chance d’avoir parmi nous, l’auteure du livre Enquêtes : nouvelles formes de photographie documentaire que je vous engage à lire qui me contredira sur l’émergence de l’Enquêtedans la photographie. Nous avons donc nous aussi inscrit nos recherches dans ce large mouvement qui a commencé dans les arts littéraires, qui a trouvé des appuis dans les sciences humaines et sociales et qui a gagné les arts de l’image. Et comme nous l’avons écrit dans notre manifeste : « ce que l’image « documente » aujourd’hui, c’est le geste d’enquête grâce auquel le photographe, aux prises avec le réel fait advenir, sa manière à lui de « faire monde » ». Et c’est par des récits d’enquête que nous menons avec eux, à partir de leurs paroles sur les transformations qu’ils voient se produire durant leur travail, à la fois sur eux-mêmes et sur les autres que nous pouvons accéder à cette part intime qui nous intéresse.

Mais encore fallait-il distinguer nos récits d’enquête « intime », des récits classiques que l’on trouve déjà dans la photographie ou même des récits biographiques que nous connaissons tous. Nous avons appelé notre approche spécifique : « l’enquête intérieure ».

Pour reprendre encore les mots de Christine : « L’enquête intérieure » conçue par l’Observatoire propose un accompagnement sur ces chemins de rencontres de soi, encore faut-il que l’on veuille bien s’y aventurer. » Elle cite Nathalie Sarraute qui dit : « Plus on descend profond en soi, plus on trouve ce qui est partagé ». »

§  Ce qui nous conduit à notre troisième axe : La photographie : une voie des profondeurs

Je voudrais tout d’abord préciser que notre « enquête intérieure » ne cherche pas à expliquer l’acte de création. Nous ne remettons pas en question l’inspiration, la création, ni la spontanéité du photographe à « faire » ou même « prendre » une photographie, ni la puissance de transformation que celle-ci peut porter de manière intrinsèque.

En revanche, dans le contexte actuel et l’urgence d’un changement de paradigme, il nous semble impossible de continuer à nous construire sous la coupe d’une création toute puissante et de ne pas tenter de rentrer en relation avec notre Création.

Ce que révèlent les « enquêtes intérieures » que nous menons, c’est que derrière la spontanéité de l’acte photographique et l’immanence des images se cache pour le photographe la possibilité d’un dialogue avec son monde invisible symbolique.

Le partage qu’on va l’accompagner à faire lors de son « enquête intérieure » sur toute la durée de son travail qui commence avec le choix du sujet, puis le temps de la prises de vues, l’éditing, jusqu’à l’exposition, la rencontre avec le public, etc… révèlent certains évènements vécus, comme des synchronicités, des hasards, des rencontres signifiantes… et petit-à-petit le récit qu’il va effectuer va lui permettre la mise en conscience d’un Soi le reliant aux autres et au monde, donc d’un Soi politique.

Dans le Zoom du mois de septembre dernier, la photographe Marie Moroni finit son entretien en disant : « J’ai le sentiment, même s’il est un peu fort, d’être mal née et tout le travail photographique jusque-là m’a permis de renaitre. C’est peut-être maintenant que je vais trouver la clé… pour enfin « bien naitre »… »

La photographe parle de sa photographie comme si elle avait « vocation de maternité » qu’il faut entendre à la manière de l’écrivain Annick de Souzenelle, qui voit l'Homme d'aujourd'hui comme pas « définitif », parce que trop identifié à son inconscient.

Voilà la photographie dont nous parlons : une image qui ne représente plus seulement le monde extérieur mais aussi le monde intérieur du photographe, le conduisant à la découverte d’un potentiel inouï vers davantage de conscience, lui ouvrant et nous avec à « des espaces sensibles de re-création de soi, de refigurations dans un habiter la Terre porteur d’un avenir en-commun au sein d’un monde relié » pour reprendre la conclusion de Christine.