Texte de compte rendu du symposium du 10/11/24,


CRÉER EN ANTHROPOCÈNE,
Enquêtes, alliances et retournements.
Nouveaux récits photodocumentaires



Symposium imaginé et créé par Christine Delory-Momberger et Valentin Bardawil à la Maison des Sciences de l’Homme, Paris-Nord, avec les intervenants Jean-Philippe Pierron, philosophe du vivant, Michel Agier, anthropologue, Anaïs Tondeur, artiste visuelle & Orianne Ciantar Olive, artiste plasticienne.

Lors de cette journée, nous interrogions le rôle de la photographie et des récits photographiques dans cette période très particulière de notre histoire qui est celle de l’Anthropocène.

POUR UNE PHOTOGRAPHIE DU LIEN


En ce début de XXIe siècle, à l’ère des phénomènes anthropiques remettant en question les formes de vie et les conditions d’habitabilité de la Terre, alors que nous vivons l’arrivée du tout numérique et de l’IA, multipliant la présence des images dans nos vies et floutant encore davantage les relations entre le vrai et le faux, la réalité et la fiction, Christine Delory-Momberger et Valentin Bardawil, les deux fondateurs de l’Observatoire des nouvelles écritures de la photographie documentaire et organisateurs de ce symposium, poursuivent leur exploration d’une relation à la photographie qui se retrouve profondément bouleversée.

Quel rapport entretient-on avec les images à une époque de décentrement humain qui n’est pas sans rappeler le XVe siècle et l’irruption de la perspective dans la peinture qui conduira à la fin du géocentrisme et à une Révolution copernicienne accompagnant de profonds changements des points de vue scientifique, philosophique et religieux?

Il est certain que dans un monde des interdépendances, nous ne pouvons plus nous contenter d’une photographie de « l’information », qui serait seulement objective. Comme le dit Charlotte Flossaut, la fondatrice de Photo Doc, « la constatation ne suffit plus : quand on informe, il est déjà trop tard ». Comme nous allons le voir ce nouveau décentrement de l’être humain qu’impose l’Anthropocène ouvre la perspective d’une « photographie du lien » avec les autres d’une part, qu’ils soient photographiés ou regardeurs, mais aussi avec l’évènement photographié, aussi dramatique soit-il.

Dans son introduction, Christine Delory-Momberger rappelait les limites de la science à répondre aux enjeux qui nous sont posés et les remises en question d’un art ne pouvant plus se satisfaire d’un « point de vue ».
Pour reprendre ses mots : « Face aux bouleversements politiques et environnementaux mais aussi face à la conscience ravivée des reliances et interdépendances de toutes les formes de vie et au changement de consistance d’un monde désormais animé et modifié par les vivants, l’art ne doit-il pas trouver un nouveau point de vue, un nouveau point de vie, une nouvelle geste alimentée par de nouveaux gestes décentrant l’humain d’une position anthropique et révélant le vivant dans ses styles d’existence ? (…) Il semblerait ainsi que la science, même « bonne » ait sa part d’impuissance dans le sauvetage de la planète dès que sont pris en considération le manquement éthique à l’œuvre dans les comportements humains. »
Face à ce désastre, elle rappelait : « que la photographie, plus que tout autre art, parce qu’elle est « surface sensible », a cette particularité de saisir au-delà du visible l’inouï de ce qu’elle représente, ce qui a « échappé » au moment de la prise de vue mais qui est là, tissé dans l’image parce que le photographe étant intrinsèquement et intimement relié à ce qu’il photographie, met cette part intime de lui-même dans tout acte photographique. (…) Il n’y a pas de « photographie objective », chaque création d’image est un « acte de subjectivation » de l’artiste qui « prononce le monde » comme le dit Paolo Freire et qui le prononce en première personne pour – et je le cite encore – « exister humainement », c’est-à-dire pour l’artiste, exister relié, intrinsèquement aux autres vivants. »
Christine Delory-Momberger finira son introduction avec l’importance du récit et les mots d’Ailton Krenak, un activiste indigène et défenseur des droits de la Terre : « si nous ne sommes pas certains d’échapper à la chute, développons nos forces à pouvoir toujours raconter une autre histoire, une histoire de plus et peut-être, alors nous retarderons la fin du monde »[2]. Par cet acte, il s’agit de prévenir « la chute du ciel » comme l’a nommée Davy Kopenawa, chaman et porte-parole du peuple Yanomani qui a œuvré un temps important avec la photographe Claudia Andujar pour la défense des droits au territoire et à la vie de son peuple. Raconter des histoires, nos histoires, raconter toujours une histoire de plus, la partager et ainsi, avec le temps qu’il nous reste : « suspendre le ciel » comme le propose Ailton Krenak. »
Comme nous le voyons, la question du récit, mais aussi du sujet qui photographie et de son pouvoir d’agir dans un monde globalisé, est essentielle. Et la place de la photographie est particulièrement précieuse si elle peut nous aider à retrouver un levier d’action personnel et collectif sur ce monde en mutation.

Valentin Bardawil rappelait, lui, dans son introduction les trois axes déjà développés dans le cadre de l’Observatoire.

  • Le premier est le pouvoir de l’intime dans la photographie documentaire
Loin du témoignage, le photographe documentaire auquel nous nous intéressons dans l’Observatoire, cherche au contraire de plus en plus et de manière consciente, à établir par le biais de la photographie un lien intime avec le monde qu’il photographie. Comme nous l’avons explicité dans notre livre Le Pouvoir de l’intime dans la photographie documentaire[3], l’intime est à prendre au niveau politique : « L’intime est inscrit dans une histoire personnelle imbriquée dans une histoire sociale, culturelle et historique, c’est pourquoi il est partagé. C’est un ‘bien commun’ ».
C’est par l’intime que le photographe se relie à l’évènement qu’il photographie et sort ainsi d’une position de « témoin » pour devenir un « acteur » du monde. Les transformations de lui-même, comme de celles des personnes photographiées sont des marqueurs de l’action qu’il mène. Ainsi ses photographies, si elles restent une œuvre artistique ou « objet » d’information, sont également un moyen pour lui de se construire et pour nous, les « photographiés » ou les « regardeurs », d’entrer avec lui dans sa construction intime. L’intime devient donc politique. Nous sommes au cœur d’une « démocratie sensible » telle que l’a définie le philosophe Michaël Fœssel[4].

  • Le deuxième axe est l’enquête, comme nouveau paradigme de la photographie documentaire
Nous avons inscrit nos recherches dans ce large mouvement qui a commencé dans les arts littéraires, qui a trouvé des appuis dans les sciences humaines et sociales et a gagné les arts de l’image. Et comme nous l’avons écrit dans notre manifeste : « ce que l’image ‘documente’ aujourd’hui, c’est le geste d’enquête grâce auquel le photographe, aux prises avec le réel fait advenir, sa manière à lui de ‘faire monde’ ». Et c’est par des récits d’enquête que nous menons avec les photographes, à partir de leurs paroles sur les transformations qu’ils voient se produire durant leur travail, à la fois sur eux-mêmes et sur les autres, que nous pouvons accéder à cette part intime qui nous intéresse.
Mais encore fallait-il distinguer nos récits d’enquête « intime », des récits classiques que l’on trouve déjà dans la photographie ou même des récits biographiques que nous connaissons tous. Nous avons appelé notre approche spécifique : « l’enquête intérieure » qui propose un accompagnement sur ces chemins de rencontres de soi, encore faut-il que l’on veuille bien s’y aventurer. Comme dit Nathalie Sarraute : « Plus on descend profond en soi, plus on trouve ce qui est partagé ». »

  • Ce qui nous conduit à notre troisième axe : la photographie : une voie des profondeurs.
Il faut d’abord préciser que notre « enquête intérieure » ne cherche pas à expliquer l’acte de création. Nous ne remettons pas en question l’inspiration, la création, ni la spontanéité du photographe à « faire » ou même « prendre » une photographie, ni la puissance de transformation que celle-ci peut porter de manière intrinsèque.
En revanche, dans le contexte actuel et l’urgence d’un changement de paradigme, il nous semble impossible de continuer à nous construire sous la coupe d’une création toute puissante et de ne pas tenter d’entrer en relation avec elle.
Ce que révèlent les « enquêtes intérieures » que nous menons, c’est que derrière la spontanéité de l’acte photographique et l’immanence des images se cache, pour le photographe, la possibilité d’un dialogue avec son monde invisible. Le partage qu’on va l’accompagner à faire lors de son « enquête intérieure » sur toute la durée de son travail qui commence avec le choix du sujet, puis le temps de la prise de vues, l’editing, jusqu’à l’exposition, la rencontre avec le public, etc., révèle certains évènements vécus, comme des synchronicités, des hasards, des rencontres signifiantes, et, petit-à-petit, le récit qu’il va effectuer va lui permettre la mise en conscience d’un soi le reliant aux autres et au monde, donc d’un soi politique.
Dans son entretien pour le Zoom du mois de septembre dernier, la photographe Marie Moroni conclut en disant : « J’ai le sentiment, même s’il est un peu fort, d’être mal née et tout le travail photographique jusque-là m’a permis de renaitre. C’est peut-être maintenant que je vais trouver la clé… pour enfin « bien naitre »… ».
La photographe parle de sa photographie comme si elle avait « vocation de maternité » que l’on pourrait entendre à la manière dont l’écrivaine Annick de Souzenelle voit l'Homme d'aujourd'hui comme n’étant pas « définitif » parce que trop identifié à son inconscient. Voilà la photographie dont nous parlons : une image qui ne représente plus seulement le monde extérieur mais aussi le monde intérieur du photographe, le conduisant à la découverte d’un potentiel inouï vers davantage de conscience.

Jean-Philippe Pierron a été le premier invité à prendre la parole. Il était en discussion avec la chercheuse Valérie Melin.
Très vite, le philosophe posait la question qui sous-tendait ce rendez-vous : « Que peut une photographie face à l’effondrement de civilisation auquel nous sommes confrontés ? » Si la réponse paraissait entendue (« pas grand-chose ! »), nous allons voir que cette journée a permis de comprendre que la question du rôle de la photographie et du photographe pouvait être posée différemment pour amener quelques éléments de réponse plus concrets sur sa véritable action.
Lors de son intervention, Jean-Philippe Pierron nous a rappelé quelques fondamentaux sur l’Anthropocène qui « attaque la lisibilité du vivant et siphonne nos émotions et comment ces violences sublimes peuvent devenir un paysage à contempler et un marché à honorer ». Comme il le dit : « La scène anthropocène devient alors une valeur vendeuse ». Mais il a aussi rappelé « l’importance du corps du photographe qui s’expose à des situations avant d’en exposer le résultat. Il cherche un site où incarner l’Anthropocène et donne du corps/son corps à l’image pour prendre l’Anthropocène sur le vif. »
Le philosophe nous a aussi rappelé Albert Camus et la nécessité de « prendre soin de la radicalité des mots et prendre conscience de notre langue qui devient parlée et non plus parlante ». (Ici pour découvrir son texte au complet)

Anaïs Tondeur était la première photographe à prendre la parole. Après un aperçu de ses travaux photographiques et sa démarche avec des chercheurs, elle est entrée en discussion avec Valentin Bardawil sur deux de ses travaux Tchernobyl Herbarium, son premier travail photographique, et La terre des feux, son plus récent.
Elle nous a raconté comment l’exposition de ses premiers rayogrammes de plantes irradiées provenant de Tchernobyl lui avait permis de rencontrer le philosophe du végétal Michael Marder.
Voici ce qu’elle dit de sa rencontre avec le philosophe : « Michael lisait à ce moment-là La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse de Svetlana Alexievich qui est un recueil de paroles de liquidateurs et de personnes qui ont vécu le drame de Tchernobyl, et cette lecture a réveillé les marques d’un certain trauma chez lui. En effet, en avril 1986, il avait quitté Moscou à cause de troubles respiratoires, des médecins l’ayant envoyé dans un sanatorium pour traiter son asthme et ses fortes allergies. Le 26 avril, le jour de l’explosion de Tchernobyl, il traversait l’Ukraine à quelques kilomètres du désastre. En 2015, nourri par l’ouvrage de Svetlana Alexievich, il se demandait comment il pouvait revenir sur cet événement, et c’est à ce moment-là qu’il découvre les rayogrammes. Il y a un très beau passage dans le livre Tchernobyl Herbarium, Fragment d'une conscience en éclat que nous avons écrit par la suite ensemble où il parle des rayogrammes comme de miroirs de ce qu’il revivait. Et, c’est ainsi qu’est née une collaboration absolument magnifique qui se déploie depuis bientôt dix ans. »
Anaïs a raconté comment chaque année depuis leur rencontre, elle réalise avec Michael Marder un nouveau fragment de Tchernobyl Herbarium composé d’un texte et d’un rayogramme.
Elle ajoute : « En continuant ce projet sur le temps long, j’ai l’impression que nous cheminons tous les deux avec ces plantes irradiées et que nous avons développé un espace qui nous permet d’apprendre de ces plantes, de la façon dont elles évoluent, dont elles s’adaptent, et d’une certaine manière forment de nouveaux corps et de nouvelles alliances dans cet environnement irradié. »
Comme on le voit, avec ce projet autour de Tchernobyl, la photographe avec ses rayogrammes ne travaille pas à la représentation de la catastrophe mais à une sorte de portrait sensible de la plante qui lui permettra la rencontre avec un philosophe du végétal ayant lui-même subi directement et physiquement l’évènement. La photographe abolit la distance photographique pour entrer en lien avec l’évènement. Et par le biais même de la collaboration qu’elle va développer avec le philosophe, la catastrophe de Tchernobyl aussi dramatique soit-elle, n’est pas seulement qu’un événement dramatique extérieur à eux, mais aussi un évènement de réparation avec lequel ils peuvent se construire. L’Anthropocène n’est donc plus seulement une destruction annoncée, un effondrement attendu mais aussi un évènement avec lequel nous sommes en prise, et qui nous permet de nous construire.
Il ne s’agit plus de penser en termes de ce « que peut une image face à la destruction » mais comment sa fabrication crée des espaces sensibles « de re-création de soi, de refigurations dans un habiter la Terre porteur d’un avenir en-commun au sein d’un monde relié ».
Nous n’avons pas eu le temps d’aborder en détail la deuxième partie du travail d’Anaïs Tondeur sur Les terres de feu et sur ce que peut nous « enseigner » le pouvoir de transformation des plantes qui vivent sur les tonnes de déchets autour du Vésuve, mais nous avons quand même compris les grandes lignes de ce travail dont « le principe n’est pas de chercher auprès de ces vies végétales des sortes d’« étincelles d’espoir » ni des « phœnix » qui auraient des capacités infinies de régénérescence des cendres de la destruction ». Dans ce projet, la photographe est entrée dans une démarche de soin avec ces plantes en essayant d’apprendre de ces êtres qui vivent dans les cendres de la plus grande décharge à ciel ouvert d’Europe. Et là encore son travail, toujours en collaboration avec Michael Marder, a entraîné sur le terrain des changements de paradigmes importants puisque leurs travaux ont permis la mise en relation des activistes de la zone qui, jusque-là, travaillaient dans leur coin et s’épuisaient dans un combat solitaire.
(Ici pour lire son zoom du juin 2024 --- Ici pour découvrir son intervention filmée)

L’après-midi a commencé avec Michel Agier en discussion avec le chercheur Mike Gadras et son concept d’Hostipitalité, Pratiques et langages de la relation aux autres dans le monde contemporain.
Si Michel Agier a développé la notion d’indésirabilité/désirabilité, le rapport à l’étranger et sur la peur qu’il suscite et dans lesquelles paraissent se cristalliser les dérèglements du monde, il a aussi rappelé qu’il y existait l’envers complet de cette construction duale avec les « langages de la relation » dont il fait un début d’inventaire. Le mot « ubuntu » par exemple, qui provient d’un ancien mot bantou et dont la signification pourrait être « Je suis parce que nous sommes », c’est-à-dire que nous ne pouvons pas vivre sans les autres. Ce serait une humanité générique qui est diverse et une.

C’est justement cet « envers » de la dualité et de l’opposition des forces que nous allons trouver dans le travail photographique de cette ancienne photojournaliste Orianne Ciantar Olive qui a conclu cette journée en discussion avec Christine Delory-Momberger.
Orianne Ciantar Olive nous présentait Les ruines circulaires, un titre inspiré de l’œuvre de Borgès, constituée d’une série photographique sur le Sud Liban réalisée sur une période de quatre ans. Comme elle le définit elle-même, son travail serait plutôt de l’ordre « d’un essai photographique à mi-chemin entre récit métaphysique et documentaire » puisqu’elle a décidé de déconstruire ses habitudes de photojournaliste et de ne plus « suivre le bruit des bombes et de l’actu chaude » pour s’intéresser « aux contours secondaires » de la guerre. La photographe parle d’une « volonté de décentrement pour réengager dans un conflit un public inondé d’images de guerre professionnelles ou amateures qu’il ne peut plus voir parce trop habitué à ces images ou parce qu’elles vont réveiller chez lui ses propres traumas. »
En effet « prendre en frontal le public n’est plus la bonne méthode ». Elle fera alors « des images qui viennent du cœur de la guerre mais sans images de guerre » et, pour redonner une empathie au public, le remettre en mouvement dans un processus d’identification en l’emmenant sur des chemins auxquels il ne s’attend pas, elle lui proposera de retourner le processus de destruction à l’œuvre dans cette région, en utilisant le retournement de l’écriture, des cartes, et même du film photographique… Chez elle, Liban s’écrit « Nabil ».
Elle pose ainsi la question : « Si le cours des évènements avait été différent, ressentirions-nous les choses différemment ? La violence aurait-elle été différente ? » Elle considère ses photos comme « un acte de résistance (Gilles Deleuze) et de contre-information ».
Voici un extrait du texte qui figure dans son livre et qu’elle a choisi de nous lire :

« Dans un monde où le cours de la violence serait inversé,
Les larmes couleraient-elles le long de nos fronts ?
Et le sang rejoindrait-il la mer du ciel ?
Les héros meurent parce que le monde tourne,
tourne autour du soleil, qui lui-même se meurt. »

On pourrait voir dans ce désir de « retournement » de la destruction un vœu pieu. Pourtant s’il est difficile d’évaluer concrètement l’impact d’un processus sensible comme le sien par rapport à celui de l’information « objective », elle évoque « l’enrichissement du factuel par la poésie qui donne plus de chance de toucher l’Autre dans sa propre logique ». L’Autre qu’il soit regardeur ou photographié. Et elle nous donne l’exemple d’une rencontre avec un habitant chiite du Sud Liban qui l’a « confortée » dans sa démarche : en voyant dans ses images « un signe de Dieu » celui-ci a alors recouvert une photographie du soleil qu’elle avait faite avec un objectif macro par un objet de dévotion qu’il portait sur lui et qui avait exactement la même forme octogonale.
Pour les plus rétifs à l’action du poétique sur la guerre, la photographe nous a aussi parlé des trois identités qu’elle avait dû prendre pour accéder à ce territoire en constante tension d’annexion et de velléités partisanes. Elle fait un parallèle entre ses changements d’identité et ce que peuvent vivre certains habitants de territoires constamment sous tentatives d’annexion qui ne peuvent exister « en tant que soi ».
En prenant ces trois identités, Orianne Ciantar Olive évoque le fait d’être « au service des autres, de son sujet… » par opposition à un journaliste qui est « avant tout une fonction, ce qui fausse la relation ». Il faut souligner aussi le danger auquel celle-ci s’exposait en faisant ce travail : son changement d’identité s’il était révélé l’exposait à être prise pour une espionne israélienne. On pourrait voir cette mise en danger de la photographe comme une réalité à laquelle s’expose tout photographe sur un terrain de conflit mais, dans son cas, le danger s’avère aussi intime avec la possibilité même, pour elle, de perdre pied dans sa propre histoire personnelle.

Un processus de transformation de soi qu’il faut mettre dans la perspective du travail d’Anaïs Tondeur et dans lequel la photographe devient partie prenante du sujet qu’elle traite et non plus juste un témoin qui rapporte une situation dont il est extérieur.
Ce qui change le rapport à l’actualité et rend le travail en perpétuelle adaptation sur la manière de montrer les évènements et de les réinventer.

Enfin avant de clore notre symposium, nous avons rappelé l’expérience du photographe Stefano De Luigi, qui faisait écho à celle d’Orianne Cianta Olive, et que nous avions invité pour un symposium précédent intitulé : Sur la route des exils  mené en 2022.

Comme tout photographe documentaire ou photojournaliste d’une époque glorieuse, Stefano a travaillé longtemps la question du « comment devenir le plus transparent possible » sur le terrain, pour influencer le moins possible l’événement qu’il était en train de vivre. En 2018, à l’âge de cinquante-quatre ans, avec trente ans de vie professionnelle et de principes bien établis, il embarque sur l’Aquarius, un navire affrété par l'association SOS Méditerranée qui secourra 30 000 migrants en mer Méditerranée.
Mais l’expérience va être violente et il se retrouve confronté à la plus horrible journée vécue depuis trois ans de mission. Des migrantes et leurs enfants se noient devant lui et il se pose pour la première fois des questions sur sa place de « témoin » du monde : « Est-ce que ma présence de témoin sert à quelque chose ? Ne suis-je pas en train de voler la place à quelqu’un de beaucoup plus utile pour aider ces gens en train de se noyer ? » Cette expérience a été pour lui une remise en question fondamentale, elle a eu aussi d’importantes répercussions professionnelles.
Comme il le dit : « Lors des secours en mer où chaque place était comptée, l’idée de transparence devenait illusoire, c’est à ce moment-là que mon statut de témoin/photographe a volé en éclat. Auparavant je n’avais jamais eu aucun doute sur le pourquoi j’étais là face à une catastrophe ou à une guerre parce que ma place était celle du témoin, c’est-à-dire que sans moi, personne n’aurait connaissance de la situation que je photographiais. Notre rôle est de partager des réalités du monde et de les rendre publiques. Cette conviction m’a longtemps permis de surmonter une bonne part des questions que je me posais quand j’étais confronté à des situations extrêmes. C’est pour cette raison que mon passage sur l’Aquarius a été très violent, parce que c’était une totale remise en question de mon existence… » Et il va jusqu’à dire : « Jusque-là, je n’avais existé qu’au travers de la photographie. » Lui aussi parle d’une photographie qui a « vocation de maternité ». S’il met évidemment des réserves sur la violence de son expérience en comparaison de celle vécue par les migrants qui ce jour-là ont disparu devant lui, il a convenu que cette expérience avait été suffisamment forte pour remettre en question fondamentalement et définitivement sa place de photographe, son travail et sa manière de représenter le monde.
(Ici pour lire le Zoom du mois de novembre 2022  consacré à Stafano de Luigi)

Une série d’expériences photographiques qui nous font voir la crise que traverse le photojournalisme aujourd’hui, pas seulement comme une crise de la presse mais aussi comme un choix fait en conscience par les photographes eux-mêmes de sortir des représentations classiques pour tenter d’entrer en relation avec les évènements pour y «prendre part».



[2] Ailton Krenak (2020). Idées pour retarder la fin du monde. Bellevaux : Editions du Dehors, p. 34.

[3] Christine Delory-Momberger & Valentin Bardawil (2020). Le pouvoir de l’intime dans la photographie documentaire. Arles : Arnaud Bizalion.

[4] Michaël Fœssel (2008). La Privation de l'intime, Mises en scènes politiques des sentiments. Paris : Seuil.